La solitude d’une dame âgée

Voici une « petite » nouvelle que j’avais écrite pour un concours… mais après divers avis, je ne l’ai pas envoyé car il y a encore pas mal d’incohérences. J’ai voulu m’essayer à un autre style (policière), mais cela ne me va pas trop.

Madame Gertrude, dame âgée, vit seule. Elle est solitaire d’apparence, débrouillarde et a un caractère bien trempé.
Abandonnée volontairement à la naissance par ses deux parents, elle vit avec ce tragique événement qui a marqué le début de son existence. Aujourd’hui, elle n’a toujours aucune famille.
D’origine bruxelloise, elle a déménagé en Wallonie à cause d’un amour de jeunesse, d’une relation qui n’était pas payée de retour et qui l’a conduite à quitter la région où elle a été adoptée.

Voilà cinquante-huit ans qu’elle habite Liège et pourtant, elle n’a toujours pas réussi à se faire des amis. De vrais amis qui font partie de sa vie, pas comme ses anciens collègues qui, dès qu’elle est partie en retraite, l’ont rayée de leurs listes de contacts . Des amis sur lesquels elle peut compter en cas de coup dur, comme quand son amour l’a quittée sans la moindre explication, en emportant tout avec lui, même le lit dans lequel ils dormaient ensemble ! Ou comme quand on lui a découvert un cancer du sein à tout juste quarante-cinq ans.
Madame Gertrude n’a donc personne à qui parler de vive voix, personne avec qui partager un café, personne avec qui rigoler, passer un agréable moment, rêvasser du temps écoulé.

Elle a juste des voisins qu’elle croise à certains instants de la journée sans vraiment les connaître, car les uns déménagent, les autres meurent et d’autres encore lui ferment la porte au nez quand elle demande un peu de beurre pour dépanner un jour férié ou un matin gelé par un hiver mordant.

Alors, depuis qu’elle est pensionnée, son train-train quotidien se partage entre la course au supermarché du coin, l’achat de son pain à la boulangerie d’en face, le retrait de son magazine à la librairie du rez-de-chaussée et la visite à la pharmacie pour son traitement chronique. Le reste de la journée, c’est dans son petit appartement qu’elle tue son temps.

Malgré son âge avancé, Madame Gertrude n’a besoin ni d’aide-soignante, ni d’infirmière ni même de repas servis à domicile.

Les mauvaises langues aiment dire qu’elle fait partie de ces personnes qui “nous enterreront tous”, tellement elle est “coriace”, une “dure à cuire”, malgré tous les aléas de la vie qui ont marqué son quotidien.

Est-ce parce qu’elle est timide, parce qu’elle a une “tête qui ne revient pas” ou tout simplement parce qu’elle trouve que les conversations du quartier ne sont que des commérages, qu’elle ne parvient à lier une amitié avec le libraire, la boulangère, la pharmacienne ou la caissière ?

Nul ne le sait.

Un matin, au début de l’été, alors que le soleil vient à peine de se lever, un grand fracas s’entend chez elle.
Beaucoup de bruits. Des cris.
Une douleur subite, inattendue. Comme un coup de poignard dans le coeur !
Des objets qui se cassent, un choc sourd qui tombe sur le sol. Puis, plus rien. Le silence.

Un silence de mort.
Et une absence.
Une absence qui commence à se faire longue.

Les rideaux de la vieille d’en haut sont tirés depuis deux jours. On n’entend plus le tac tac de sa canne sur le parquet de son salon ou sur le carrelage de sa cuisine. Ni la porte de son appartement qui claque. Pas plus que des bruits de vaisselle qui faisaient pourtant partie d’une habitude presque métronomique, tous les midis, à douze heures trente.
Le libraire connaît cette heure, car c’est à celle où il déjeune, et sa cuisine est juste en dessous de celle de Madame Gertrude… un son pas vraiment fort, un peu dérangeant et énervant, car jamais il n’a pu manger tranquillement, pas une fois en vingt-deux ans, pas une fois depuis qu’il a ouvert sa petite boutique.
Il se réjouit donc de pouvoir passer à table, dans un beau silence, ce jour-là et les suivants. Il ne se pose même pas la question de savoir pourquoi. Il savoure son dîner et profite enfin de la paix. Il espère secrètement être débarrassé de ce bruit qui finit par lui taper sur son système nerveux.

Mais, ce qu’il ne sait pas, c’est que ce qui le dérangeait jusque là va être remplacé par autre chose d’encore plus désagréable.

La boulangère non plus ne voit plus Madame Gertrude. C’est peut-être la seule qui la regrettera un peu, car la vieille ne s’était jamais habituée au nouvel argent et quand elle venait chercher son pain avec son billet de cinq euros, elle parvenait toujours à lui grappiller dix cents par-ci, quinze par-là… de toute façon, dame Gertrude ne le savait pas…

Enfin, c’est ce que la commerçante croyait.

La pharmacie ne se plaint de rien. C’est juste une cliente en moins. Avec les médicaments que Madame Gertrude prenait, pas étonnant qu’un jour elle s’en aille. Son départ n’est qu’un détail, à tel point qu’il n’est même pas nécessaire d’en parler. Tout le monde le sait…

Enfin c’est ce que la pharmacienne pensait.

La caissière est malade depuis dix jours. Une grosse dépression. Certains disent que c’est un burn-out. D’autres que c’est une nouvelle grossesse non désirée. Personne ne le sait vraiment. Elle ne remarquera pas l’absence de la petite vieille.

Finalement, on se décide d’avertir la police. On ? Pas de nom. Juste un appel anonyme. Il y a, comme qui dirait, une drôle d’odeur. Et vous savez… dans les films… une odeur forte, pestilentielle… une odeur qu’on relie tout à coup à une absence… forcément ça fait penser à un cadavre en décomposition qui pue.

Bien sûr, il est trop tard pour Madame Gertrude.
Vous pensez bien, après trente et un jours ! En été ! Dans un appartement en plein soleil. La chaleur… Le manque d’air…

L’agent Lackman, qui est sur place, ne peut que se boucher le nez, détourner le regard et penser à ouvrir une enquête pour meurtre (et une fenêtre pour les mauvaises odeurs).
Il est pris d’un sentiment qui ressemble à de la pitié. Une dame âgée. Il pense à sa grand-mère qui est décédée le mois passé. Il espère toujours qu’aucun “petit vieux” ne meurt comme ça : seul, dans l’indifférence la plus totale. Mais cela arrive bien plus souvent qu’on ne le croit. Alors, en plus, quand il s’agit d’un meurtre, ça l’écoeure. S’en prendre aux faibles, aux personnes sans défense… ça le retourne, le bouleverse complètement. Il suit l’affaire très au sérieux.

Avec son collègue, ils font l’état des lieux, interdisent l’entrée, interrogent les voisins, qui bien sûr ne savent rien,  n’ont soi-disant rien entendu, rien vu, rien remarqué, etc.

La mémoire est parfois très sélective, n’est-ce pas ?

L’agent prend bien son temps pour inspecter, fouiller, examiner le petit appartement de la victime. L’appareil photographique fonctionne à plein régime. On immortalise la position et l’endroit exact de la morte, les objets cassés, les traces de sang (très peu, étrangement), les tiroirs retournés (pas tous), les coussins éventrés. Une scène digne d’un feuilleton policier, tous les ingrédients sont là pour conduire les enquêteurs sur les traces d’un cambriolage qui a mal tourné. Les indices ne manquent pas, l’auteur du crime a, croit-on naïvement, négligé son travail.

Mais petit à petit, la police découvre des objets qui contredisent l’hypothèse d’un cambriolage. Un i-Phone, un i-Pad, un e-Reader et un ordinateur portable sont trouvés dans le tiroir du bureau.
Le collègue de l’agent Lackman croit que c’est le bon moment pour faire une remarque “rigolote”. Ce dernier a beaucoup d’humour, mais il est bien le seul à se marrer de ses blagues stupides et déplacées.
– Ouah, la vieille était geek ! Complètement geek ! Que pouvait-elle bien faire avec tout ça ? Savait-elle seulement s’en servir ?
Georges Lackman ne dit rien. Il répond simplement par un “hum hum”, histoire de faire comprendre qu’il a entendu l’ânerie.

Le collègue ignore que Madame Gertrude était vraiment au top de la technologie. Non seulement, elle avait tout ce qu’il fallait, mais en plus elle savait s’en servir et bien… Et celui qui se moque d’elle est loin de se douter de la vérité sur ce drame.

Quelques jours plus tard, au laboratoire de la police, l’agent Lackman vient aux nouvelles. Il a fini de travailler pour aujourd’hui, mais il veut savoir ce que les techniciens ont trouvé dans tous ces appareils. Si ce n’est pas pour le vol, quel pouvait être l’autre mobile du criminel ?

Sylvie, la super douée en informatique n’a pas besoin de l’entendre pour savoir ce qui l’amène au labo.
– Madame Gertrude semblait très à l’aise avec son époque. Elle était connectée à Facebook, avec cent vingt-sept “amis”, tenait un blog sur la solitude et tweetait pas mal. Sur sa liseuse, c’était surtout des bouquins de grandes littératures, mais il y avait aussi quelques policiers, des Agatha Christie. Son i-Phone servait surtout à suivre ses tweets et à lire ses mails. Elle s’était abonnée à plusieurs revues spécialistes de technologie. C’était sûrement grâce à son ancien travail qu’elle continuait à rester à ce point « connectée » ! Sur son i-Pad, que des jeux gratuits : Angry Birds à toutes les sauces, jeux de mots, jeux d’arcades et d’autres du style ! Pas mal, hein ? dit-elle en faisant un clin d’oeil.

Georges Lackman est ravi d’entendre tout cela. Finalement, la pauvre dame n’était pas si seule, ou du moins pas complètement. Même si malheureusement ses contacts étaient tous virtuels… et qu’aucun ne s’est inquiété du silence de la victime. Mais de nos jours, à force d’utiliser des pseudos tout le temps, les visiteurs ne savent pas vraiment qui se cache réellement derrière les mots.
Il demande à lire le blog. Il espère qu’il va y trouver un indice qui le conduirait sur la piste du criminel.
À nonante ans, cette dame postait encore régulièrement des articles. Le dernier en date était celui intitulé “dernier voyage”. Elle expliquait qu’elle n’avait pas peur de la mort, qu’elle savait qu’elle se réincarnerait et qu’elle espérait que sa nouvelle vie serait plus intéressante que celle-ci. Elle avait tellement envie qu’on s’occupe un peu d’elle. Elle se sentait trop seule malgré les dizaines d’internautes qui la suivaient régulièrement sur son blog, car sur la toile virtuelle, c’est le monde qui s’ouvre. Et sur son journal informatique, c’était tous des Français qui la soutenait, qui l’épaulait… aucun Belge, aucun Wallon, aucun Liégeois… Du moins, c’est ce qu’elle s’imaginait.

Enfin, après plus de deux heures de lecture, l’agent Lackman s’arrête sur un commentaire. Celui-ci date de plus de deux mois et est signé “Mona”. Si le contenu est déjà très étonnant, le nom ou pseudonyme utilisé lui donne un petit pincement au coeur. Sa grand-mère s’appelait Yvonne, mais tout le monde l’appelait Mona.
Bonne chance dans ton projet. Fais attention quand même, ne souffre pas inutilement, sois prudente.”
La victime, “Grande Solitude” avait répondu en toute liberté à ce commentaire, sans tabou, sans langue de bois :
“On parlera enfin de moi. On se souviendra de moi… enfin de mon cadavre. Ne dit-on pas mieux vaut tard que jamais ? Je t’embrasse.”

– Un suicide ?! Tu crois vraiment qu’une pauvre petite vieille peut se donner la mort en faisant toute cette mise en scène ? demande-t-il à Sylvie.
– La solitude est vicieuse, douloureuse et elle peut parfois nous pousser à bien des choses. Oui, je pense qu’elle en était tout à fait capable.

L’agent Lackman ne peut s’empêcher de dire à son collègue que la “vieille geek” l’a bien eu, mettant un terme à ses remarques désobligeantes.