Tranche de vie d’un navetteur

La semaine passée dans le train… un navetteur pas comme les autres. Ils sont tous différents, nous sommes tous différents… parfois l’un ou l’autre attire mon attention, comme ce jeudi matin passé…

J’écris tout de go, j’écris comme ça se passe, sans notion de justesse, mais plutôt dans le détail des retranscriptions…

Homme d’une 70aine d’années je dirais… marche avec difficultés, s’aidant d’une béquille… ne semble pas très propre sur lui avec un pantalon noir, aux multiples poches, jauni par endroits, chiffonné de partout, comme son visage.

Casquette noire vissée sur sa tête, barbe et moustache blanche et jaunie par un cigarillos (éteint, je fais gaffe à ce qu’il n’allume pas) collé à ses lèvres. Lunettes avec des verres assez épais. Parle d’une voix forte… ouvre sa canette de bière à 7 heures du matin… précise qu’il va bouffer dès qu’il arrive à Ostende… que hier il a voulu engloutir des moules mais pas moyen d’en trouver…

Il lit le journal et passe la moitié à son voisin d’en face qui le lui demande…

A 7h30, juste avant le 1er arrêt, des relents de bière mélangés à la cigarette arrivent jusqu’à moi, juste un siège et un couloir me séparent de ce parfum écœurant.

Il a fini son journal, alors il sort son petit carnet de mots fléchés ou mots croisés… il se frotte le genou droit, il doit avoir mal…

Ses ongles sont longs, légèrement courbés vers l’intérieur, prolongeant le bout des doigts, jaunes et noirs… Le bic dans sa main droite est tenu par 2 doigts, presque avec le poing fermé, serré… des doigts remplis d’arthrose tordus par la douleur de la vie.

Je « l’aurai » jusqu’au bout… logique car il descend plus loin que moi… Avant que son voisin navetteur ne se lève pour se préparer à descendre au prochain arrêt, il l’informe que lui aussi travaillait avant. Il était dans les ascenseurs, son dernier boulot était à Bruxelles et quand il a terminé, le dernier jour, son chef l’a raccompagné jusque chez lui en voiture. Oui, il l’a raccompagné jusqu’en voiture (il répète… il devait apprécier son patron)

Il montre sa béquille et précise qu’il l’a payée 100 euros, c’est parce qu’il s’est tordu le genou. Au début, il louait 1,50 euro par jour, il valait mieux l’acheter vu qu’il l’utilise tous les jours.

Oui, il se promène beaucoup maintenant, il aime ça.

Grosse veste au motif quadrillage. Un petit sac brun en bandoulière sur son épaule… genre cuire ou simili cuir, foulard aux motifs taches de léopard enroulé autour de son cou.

Quand personne ne lui répond, il fait silence… mais l’odeur est toujours là… m’incommode… l’inconvénient des transports en commun, on ne peut pas « fuir » si on veut garder sa place lolll

Il n’est pas méchant, juste un peu seul et un peu sourd pour parler si fort… Il me fait beaucoup penser à mon beau père qui est décédé : surtout quand ce navetteur a lâché pour une raison que j’ignore (je n’ai pas tout entendu) : « je vais lui péter la gueule » ! ça c’était tout à fait le style de mon beau-père (le second mari de ma maman), qui, quand il avait un peu trop bu accompagnait le geste à la parole même s’il ne tenait plus trop sur ses quilles et était sujet de railleries de la part des jeunes « frappes » du quartier.

La solitude d’une dame âgée

Voici une « petite » nouvelle que j’avais écrite pour un concours… mais après divers avis, je ne l’ai pas envoyé car il y a encore pas mal d’incohérences. J’ai voulu m’essayer à un autre style (policière), mais cela ne me va pas trop.

Madame Gertrude, dame âgée, vit seule. Elle est solitaire d’apparence, débrouillarde et a un caractère bien trempé.
Abandonnée volontairement à la naissance par ses deux parents, elle vit avec ce tragique événement qui a marqué le début de son existence. Aujourd’hui, elle n’a toujours aucune famille.
D’origine bruxelloise, elle a déménagé en Wallonie à cause d’un amour de jeunesse, d’une relation qui n’était pas payée de retour et qui l’a conduite à quitter la région où elle a été adoptée.

Voilà cinquante-huit ans qu’elle habite Liège et pourtant, elle n’a toujours pas réussi à se faire des amis. De vrais amis qui font partie de sa vie, pas comme ses anciens collègues qui, dès qu’elle est partie en retraite, l’ont rayée de leurs listes de contacts . Des amis sur lesquels elle peut compter en cas de coup dur, comme quand son amour l’a quittée sans la moindre explication, en emportant tout avec lui, même le lit dans lequel ils dormaient ensemble ! Ou comme quand on lui a découvert un cancer du sein à tout juste quarante-cinq ans.
Madame Gertrude n’a donc personne à qui parler de vive voix, personne avec qui partager un café, personne avec qui rigoler, passer un agréable moment, rêvasser du temps écoulé.

Elle a juste des voisins qu’elle croise à certains instants de la journée sans vraiment les connaître, car les uns déménagent, les autres meurent et d’autres encore lui ferment la porte au nez quand elle demande un peu de beurre pour dépanner un jour férié ou un matin gelé par un hiver mordant.

Alors, depuis qu’elle est pensionnée, son train-train quotidien se partage entre la course au supermarché du coin, l’achat de son pain à la boulangerie d’en face, le retrait de son magazine à la librairie du rez-de-chaussée et la visite à la pharmacie pour son traitement chronique. Le reste de la journée, c’est dans son petit appartement qu’elle tue son temps.

Malgré son âge avancé, Madame Gertrude n’a besoin ni d’aide-soignante, ni d’infirmière ni même de repas servis à domicile.

Les mauvaises langues aiment dire qu’elle fait partie de ces personnes qui “nous enterreront tous”, tellement elle est “coriace”, une “dure à cuire”, malgré tous les aléas de la vie qui ont marqué son quotidien.

Est-ce parce qu’elle est timide, parce qu’elle a une “tête qui ne revient pas” ou tout simplement parce qu’elle trouve que les conversations du quartier ne sont que des commérages, qu’elle ne parvient à lier une amitié avec le libraire, la boulangère, la pharmacienne ou la caissière ?

Nul ne le sait.

Un matin, au début de l’été, alors que le soleil vient à peine de se lever, un grand fracas s’entend chez elle.
Beaucoup de bruits. Des cris.
Une douleur subite, inattendue. Comme un coup de poignard dans le coeur !
Des objets qui se cassent, un choc sourd qui tombe sur le sol. Puis, plus rien. Le silence.

Un silence de mort.
Et une absence.
Une absence qui commence à se faire longue.

Les rideaux de la vieille d’en haut sont tirés depuis deux jours. On n’entend plus le tac tac de sa canne sur le parquet de son salon ou sur le carrelage de sa cuisine. Ni la porte de son appartement qui claque. Pas plus que des bruits de vaisselle qui faisaient pourtant partie d’une habitude presque métronomique, tous les midis, à douze heures trente.
Le libraire connaît cette heure, car c’est à celle où il déjeune, et sa cuisine est juste en dessous de celle de Madame Gertrude… un son pas vraiment fort, un peu dérangeant et énervant, car jamais il n’a pu manger tranquillement, pas une fois en vingt-deux ans, pas une fois depuis qu’il a ouvert sa petite boutique.
Il se réjouit donc de pouvoir passer à table, dans un beau silence, ce jour-là et les suivants. Il ne se pose même pas la question de savoir pourquoi. Il savoure son dîner et profite enfin de la paix. Il espère secrètement être débarrassé de ce bruit qui finit par lui taper sur son système nerveux.

Mais, ce qu’il ne sait pas, c’est que ce qui le dérangeait jusque là va être remplacé par autre chose d’encore plus désagréable.

La boulangère non plus ne voit plus Madame Gertrude. C’est peut-être la seule qui la regrettera un peu, car la vieille ne s’était jamais habituée au nouvel argent et quand elle venait chercher son pain avec son billet de cinq euros, elle parvenait toujours à lui grappiller dix cents par-ci, quinze par-là… de toute façon, dame Gertrude ne le savait pas…

Enfin, c’est ce que la commerçante croyait.

La pharmacie ne se plaint de rien. C’est juste une cliente en moins. Avec les médicaments que Madame Gertrude prenait, pas étonnant qu’un jour elle s’en aille. Son départ n’est qu’un détail, à tel point qu’il n’est même pas nécessaire d’en parler. Tout le monde le sait…

Enfin c’est ce que la pharmacienne pensait.

La caissière est malade depuis dix jours. Une grosse dépression. Certains disent que c’est un burn-out. D’autres que c’est une nouvelle grossesse non désirée. Personne ne le sait vraiment. Elle ne remarquera pas l’absence de la petite vieille.

Finalement, on se décide d’avertir la police. On ? Pas de nom. Juste un appel anonyme. Il y a, comme qui dirait, une drôle d’odeur. Et vous savez… dans les films… une odeur forte, pestilentielle… une odeur qu’on relie tout à coup à une absence… forcément ça fait penser à un cadavre en décomposition qui pue.

Bien sûr, il est trop tard pour Madame Gertrude.
Vous pensez bien, après trente et un jours ! En été ! Dans un appartement en plein soleil. La chaleur… Le manque d’air…

L’agent Lackman, qui est sur place, ne peut que se boucher le nez, détourner le regard et penser à ouvrir une enquête pour meurtre (et une fenêtre pour les mauvaises odeurs).
Il est pris d’un sentiment qui ressemble à de la pitié. Une dame âgée. Il pense à sa grand-mère qui est décédée le mois passé. Il espère toujours qu’aucun “petit vieux” ne meurt comme ça : seul, dans l’indifférence la plus totale. Mais cela arrive bien plus souvent qu’on ne le croit. Alors, en plus, quand il s’agit d’un meurtre, ça l’écoeure. S’en prendre aux faibles, aux personnes sans défense… ça le retourne, le bouleverse complètement. Il suit l’affaire très au sérieux.

Avec son collègue, ils font l’état des lieux, interdisent l’entrée, interrogent les voisins, qui bien sûr ne savent rien,  n’ont soi-disant rien entendu, rien vu, rien remarqué, etc.

La mémoire est parfois très sélective, n’est-ce pas ?

L’agent prend bien son temps pour inspecter, fouiller, examiner le petit appartement de la victime. L’appareil photographique fonctionne à plein régime. On immortalise la position et l’endroit exact de la morte, les objets cassés, les traces de sang (très peu, étrangement), les tiroirs retournés (pas tous), les coussins éventrés. Une scène digne d’un feuilleton policier, tous les ingrédients sont là pour conduire les enquêteurs sur les traces d’un cambriolage qui a mal tourné. Les indices ne manquent pas, l’auteur du crime a, croit-on naïvement, négligé son travail.

Mais petit à petit, la police découvre des objets qui contredisent l’hypothèse d’un cambriolage. Un i-Phone, un i-Pad, un e-Reader et un ordinateur portable sont trouvés dans le tiroir du bureau.
Le collègue de l’agent Lackman croit que c’est le bon moment pour faire une remarque “rigolote”. Ce dernier a beaucoup d’humour, mais il est bien le seul à se marrer de ses blagues stupides et déplacées.
– Ouah, la vieille était geek ! Complètement geek ! Que pouvait-elle bien faire avec tout ça ? Savait-elle seulement s’en servir ?
Georges Lackman ne dit rien. Il répond simplement par un “hum hum”, histoire de faire comprendre qu’il a entendu l’ânerie.

Le collègue ignore que Madame Gertrude était vraiment au top de la technologie. Non seulement, elle avait tout ce qu’il fallait, mais en plus elle savait s’en servir et bien… Et celui qui se moque d’elle est loin de se douter de la vérité sur ce drame.

Quelques jours plus tard, au laboratoire de la police, l’agent Lackman vient aux nouvelles. Il a fini de travailler pour aujourd’hui, mais il veut savoir ce que les techniciens ont trouvé dans tous ces appareils. Si ce n’est pas pour le vol, quel pouvait être l’autre mobile du criminel ?

Sylvie, la super douée en informatique n’a pas besoin de l’entendre pour savoir ce qui l’amène au labo.
– Madame Gertrude semblait très à l’aise avec son époque. Elle était connectée à Facebook, avec cent vingt-sept “amis”, tenait un blog sur la solitude et tweetait pas mal. Sur sa liseuse, c’était surtout des bouquins de grandes littératures, mais il y avait aussi quelques policiers, des Agatha Christie. Son i-Phone servait surtout à suivre ses tweets et à lire ses mails. Elle s’était abonnée à plusieurs revues spécialistes de technologie. C’était sûrement grâce à son ancien travail qu’elle continuait à rester à ce point « connectée » ! Sur son i-Pad, que des jeux gratuits : Angry Birds à toutes les sauces, jeux de mots, jeux d’arcades et d’autres du style ! Pas mal, hein ? dit-elle en faisant un clin d’oeil.

Georges Lackman est ravi d’entendre tout cela. Finalement, la pauvre dame n’était pas si seule, ou du moins pas complètement. Même si malheureusement ses contacts étaient tous virtuels… et qu’aucun ne s’est inquiété du silence de la victime. Mais de nos jours, à force d’utiliser des pseudos tout le temps, les visiteurs ne savent pas vraiment qui se cache réellement derrière les mots.
Il demande à lire le blog. Il espère qu’il va y trouver un indice qui le conduirait sur la piste du criminel.
À nonante ans, cette dame postait encore régulièrement des articles. Le dernier en date était celui intitulé “dernier voyage”. Elle expliquait qu’elle n’avait pas peur de la mort, qu’elle savait qu’elle se réincarnerait et qu’elle espérait que sa nouvelle vie serait plus intéressante que celle-ci. Elle avait tellement envie qu’on s’occupe un peu d’elle. Elle se sentait trop seule malgré les dizaines d’internautes qui la suivaient régulièrement sur son blog, car sur la toile virtuelle, c’est le monde qui s’ouvre. Et sur son journal informatique, c’était tous des Français qui la soutenait, qui l’épaulait… aucun Belge, aucun Wallon, aucun Liégeois… Du moins, c’est ce qu’elle s’imaginait.

Enfin, après plus de deux heures de lecture, l’agent Lackman s’arrête sur un commentaire. Celui-ci date de plus de deux mois et est signé “Mona”. Si le contenu est déjà très étonnant, le nom ou pseudonyme utilisé lui donne un petit pincement au coeur. Sa grand-mère s’appelait Yvonne, mais tout le monde l’appelait Mona.
Bonne chance dans ton projet. Fais attention quand même, ne souffre pas inutilement, sois prudente.”
La victime, “Grande Solitude” avait répondu en toute liberté à ce commentaire, sans tabou, sans langue de bois :
“On parlera enfin de moi. On se souviendra de moi… enfin de mon cadavre. Ne dit-on pas mieux vaut tard que jamais ? Je t’embrasse.”

– Un suicide ?! Tu crois vraiment qu’une pauvre petite vieille peut se donner la mort en faisant toute cette mise en scène ? demande-t-il à Sylvie.
– La solitude est vicieuse, douloureuse et elle peut parfois nous pousser à bien des choses. Oui, je pense qu’elle en était tout à fait capable.

L’agent Lackman ne peut s’empêcher de dire à son collègue que la “vieille geek” l’a bien eu, mettant un terme à ses remarques désobligeantes.

Musa, seule dans le noir

Une petite nouvelle écrite à l’occasion d’un concours dont le thème était « Seule dans le noir ». Nouvelle parue dans mon 1er recueil « Mes animaux imaginaires »

Musa, seule dans le noir

 Dans un quartier retiré de Bruxelles, Musa va vivre une incroyable aventure. Elle est loin de se douter que ce jour va être unique pour elle.

Alors que le temps avance inexorablement, Musa se prélasse dans sa chambre. Entre deux cartons de déménagement, son copain, un petit d’homme, lui a disposé sur une assiette fleurie, la moitié d’une tartine au fromage. Elle adore le fromage, surtout en tranche. Sans prêter attention aux allées et venues du petit d’homme, Musa déguste son dîner. Malheureusement, perdue dans ses pensées, elle ne se rend pas compte que les cartons partent les uns après les autres et elle finit par s’assoupir, le ventre repus. Ce n’est que tard dans la journée qu’elle se rend compte qu’ils sont tous parti.

Musa avait pris l’habitude de les entendre, de les voir passer à côté d’elle. Elle s’était même prise d’affection pour le petit dernier de la famille. Le petit d’homme l’invitait souvent à manger. Elle appréciait moins les autres mais ils étaient une présence rassurante pour elle.

A présent, elle est âgée. Si vieille. Elle n’est plus assez vigilante pour se débrouiller toute seule. Elle a besoin d’aide mais ne sait pas comment la demander. Malgré son âge avancé, elle reste timide. Elle garde en mémoire de vilaines expériences. Depuis ces mésaventures, elle ne va plus vers les autres, ce sont les autres qui viennent à elle.

Cela doit bien faire trois semaines que Musa se doute que quelque chose se prépare mais elle n’arrive pas à comprendre ce qu’il se passe.

 – Mais où sont-ils tous passés ? Ils ne m’ont quand même pas abandonnée sans rien me dire ? Je ne veux pas me retrouver toute seule !

 Dans la maison, tout est vide. Tout est noir. Elle a peur du noir. Elle ne voit plus bien dans la pénombre et elle craint tout ce qu’elle ne distingue pas clairement. Contrairement à ses habitudes, elle ne sortira plus de chez elle que quand il fera jour. Elle devra faire un effort pour lier connaissance avec les autres voisins.

 – Même s’ils n’ont pas l’air très sympathiques, peut-être y a-t-il une autre âme sensible chez eux qui aurait pitié de moi ?

 Seule dans le noir, elle finit par clore ses yeux.

 Le lendemain à l’aube, ses paupières s’ouvrent péniblement. Elle a de plus en plus de mal à dormir toute une nuit. Ses siestes en journée ne sont plus récupératrices. Elle manque d’énergie dès le réveil.

Une nouvelle journée s’annonce. Par la fenêtre de sa chambre, le soleil lui caresse doucement le visage. Elle aime cette chaleur. Elle a besoin des rayons ultraviolets pour ne pas paraître un fantôme. Elle est si pâle.

Avec son poids plume et sa démarche chancelante, elle ne peut survivre longtemps seule. Si elle ne veut pas mourir trop vite, il lui faut trouver de l’aide. Elle chasse les souvenirs traumatisants de harcèlement et se pousse à franchir la porte.  Mais dans le hall d’entrée, un miroir cassé gît sur le sol et arrête sa progression vers l’extérieur. Musa s’assied péniblement à côté des bris et s’observe longuement. C’est bien la première fois qu’elle peut se regarder de la sorte. Jamais auparavant elle n’a pu s’admirer. Si seulement elle avait des lunettes, elle y verrait mieux. Il ne lui reste que six dents. Elle ne sait plus ronger ses griffes qui sont devenues longues avec le temps. Elle a des poils qui lui poussent de partout et elle n’y voit plus goutte.

 – Qui voudrait encore de moi ? A présent, je n’ai plus personne. Plus de copain, plus de famille.

 Contrairement à ses sœurs, elle n’a jamais pu donner naissance à des enfants. Célibataire, elle avait attendu longtemps son prince charmant. Trop exigeante, elle n’avait trouvé le compagnon idéal. Aujourd’hui, plus personne ne se soucie d’elle.

 Elle voudrait mourir…mais elle a peur. Musa a peur de la solitude, de l’inconnu. Peur de l’incertitude de l’au-delà. Il lui faut absolument, coûte que coûte, trouver quelqu’un qui puisse l’aider à passer ses derniers jours de vie, sans angoisse. Peu importe la personne, ça peut être un autre petit d’homme – elle aime beaucoup les enfants, ils sont généreux avec elle, ils jouent et ne s’arrêtent pas à son physique – mais ça peut être aussi un oiseau ou un ange. Du moment qu’on la nourrisse et que l’on passe avec elle d’agréables moments.

Elle se sent si vulnérable et si triste.

 Dehors, les nuages deviennent nombreux. Le vent se lève rapidement. Le soleil a disparu. Les branches des arbres dansent follement. Sur la terrasse, les feuilles tourbillonnent. Plus aucun oiseau ne chante. Des éclairs fendent le ciel devenu gris cendre. L’orage gronde. Il ne pleut pas encore mais ça ne saurait plus tarder. La maison est plongée dans l’obscurité.

Musa ne sait plus se relever. Son arthrose la fait abominablement souffrir. Jamais elle n’aurait dû s’asseoir. Elle ne sait pas atteindre les interrupteurs, jamais elle ne l’a su. C’était le petit d’homme qui allumait tout le temps les lumières chez elle. Mais il n’est plus là. Ni lui ni ses parents ne sont là. Malgré la matinée bien avancée, elle se retrouve quand même dans le noir. Seule.

 – Foutu temps !

 Soudain, Musa entend des petits cris. Elle n’est pas très douée pour identifier d’autres animaux, mais ceux-là, elle les craint. Elle est persuadée que ce sont des rats qu’elle entend. De gros rats bien gras. Eux ils ont toutes leurs dents. A les entendre, ils sont plusieurs. L’union fait la force, dit-on. Elle n’est pas de taille à les affronter. Ce sont des vilaines bêtes, de vrais prédateurs pour elle.

Musa peine à distinguer sa propre image dans le morceau de miroir. Elle n’ose imaginer à quoi ces bestioles peuvent ressembler.

 – Au moins je ne serai pas surprise par leur laideur.

 Hélas, elle risque de ne pas les voir s’approcher d’elle. C’est surtout ça qu’elle craint le plus. Ne pas avoir le temps de leur échapper. Les couinements se rapprochent. Musa tremble. Des frissons parcourent tout son maigre corps. Tous ses poils se hérissent. Elle en est sûre, sa fin va être atroce. Elle peut sentir la maladie suinter de ces horribles bestioles. C’est à ce moment précis que la crainte de souffrir devient plus grande que celle de mourir. Tétanisée par la peur, elle n’arrive plus à bouger le moindre orteil. Musa cherche une astuce pour échapper à cette fin barbare.

 – Et si je faisais la morte ? Passeraient-ils à côté de moi ?

Mais les rats sont omnivores. Ils mangent tout et n’importe quoi, mort ou vif ! Cette ruse ne marchera donc pas.

Musa fait une crise d’angoisse. Elle est prise de palpitations. Son souffle devient rapide et irrégulier. Les rats ne sont plus qu’à quelques mètres d’elle. Ils pourraient l’atteindre en un bon gigantesque, ce dont ils sont capables. A moitié inconsciente, elle pense son heure arrivée quand elle entend une mélodie. Telle le chant d’une flûte, une musique parvient jusqu’à ses vieilles oreilles. Ce qu’elle entend est doux, fluide et léger. Elle se laisse bercer par le son. Ses muscles se relâchent. Avant de s’évanouir, Musa perçoit un drôle d’animal blanc immaculé. Sa vue n’est pas très nette mais il lui semble que l’apparition a les traits de la déesse Sourisa. Cette gracieuse souris vient à elle. Sur sa bouche, repose une longue flûte jaune. Au-dessus de sa tête flotte une couronne d’or.

Dans son délire, Musa continue à parler toute seule :

– Elle est si belle. L’ariette qu’elle joue est si douce…

La divinité continue de jouer de l’instrument. Derrière elle, accourt des centaines et des centaines de petites souris. Toutes rigolent. Certaines dansent. D’autres encore font la course pour attraper l’ennemi. L’une d’entre elles semble même savourer particulièrement ce moment. En tête du cortège des souris, Musa reconnaît sa sœur cadette. Elle pense alors que le paradis l’appelle.

Le nombre incalculable de ces petites souris fait fuir les vilains rats. Sans demander leur reste, les vilaines bêtes prennent leurs pattes à leur cou et s’échappent par le soupirail.

La déesse Sourisa fait un signe de victoire avec l’une de ses pattes avant. Elle a réussi sa mission ; les souris ont gagné. C’est l’euphorie générale.

Dans le hall, une lumière laiteuse apparaît à côté du miroir brisé et illumine toute la maison. Un délicieux parfum de fromage envahit le museau de notre petite Musa. Par l’odeur alléchée, elle recouvre ses esprits. Ne sachant pas si elle est dans la réalité ou au paradis, la petite souris prend la main qu’on lui tend et se relève.