Avoir les yeux plus gros que le ventre

Avoir les yeux plus gros que le ventre

Maman me dit toujours que j’ai un appétit d’ogre. Et c’est vrai ! Il n’y a que quand je suis malade que je ne mange pas. Cela en est d’ailleurs le premier symptôme. C’est mon manque d’appétit qui met la puce à l’oreille de maman quand je commence une maladie. En effet, comme beaucoup d’enfants, j’ai parfois de la fièvre, et malgré cela, je me sens en pleine forme.

 Aujourd’hui est un grand jour. Je suis à présent assez grande pour chasser toute seule mon repas ! Quel événement !

Dès mon réveil, à l’aube, j’imagine un plan d’enfer pour capturer mes proies.

 Mon fil de soie est très fin, solide et transparent. J’ai tellement d’énergie en moi que je m’attèle à un travail d’hercule, je construis une toile aussi grande que la niche du chien qui est dans ce jardin. Oui bon, c’est un petit chien, n’empêche, ma toile est gigantesque. Titanesque. Grandiose. En un peu plus d’une heure, elle est fin prête, une jolie forme triangulaire avec un cercle parfait au milieu. Le tout avec une vingtaine de rayons. Et cela avec environ trente mètres de fil.

 – Quel beau travail ma fille, me félicite maman dès qu’elle revient de sa balade près du gazon, au niveau du sol.

– Merci maman, mais viens au centre avec moi, j’ai hâte d’attraper ma première nourriture, je lui réponds en souriant.

Elle et moi on se met l’une contre l’autre, au milieu de ma toile diabolique, là où c’est très solide et non collant.

 Rapidement, un bourdonnement attire mon attention. Un bzzzz régulier, un bzzz que les humains détestent. Je n’ai pas une très bonne vision mais je distingue quand même un insecte jaune et noir au dard méchant qui volette près de ma toile.

 – Eh le mille pattes, tu crois que je te vois pas peut-être ? se moque la guêpe en parlant de la patte de maman qui tremble involontairement.

– D’abord, madame je sais tout, on est pas des mille pattes mais des araignées ! Si tu sais compter un peu, on a juste une paire de pattes en plus que toi, rétorque-je en rouspétant.

– Ouais bon, mais si tu comptes m’attraper pour que je te serve de petit déjeuner, va falloir te lever un peu plus tôt. On distingue ta toile à des kilomètres… t’as encore du pain sur la planche, crois-moi !

 Il n’en fallait pas plus pour que cette petite enquiquineuse me pousse à bout. Dare-dare, je cours sur le fil de ma toile pour lui dire de plus près ma façon de penser.

– Laisse-là, mon araignénounette, me crie maman, elle n’en vaut pas la peine, tu gaspilles ton énergie pour rien, reviens, y aura bien une autre idiote pour tomber dans ta magnifique toile.

 Mais maman n’en dit pas plus, car la guêpe s’envola en marche arrière et heurta le fil supérieur de mon piège. Ce petit frôlement suffit à faire vibrer toute la toile, surpassant de loin les petits tremblements de pattes de maman.

HA HA HA ! Le rire est sorti spontanément. Il ne faut pas grand chose pour s’emmêler les ailes ou les pattes… et plus l’insecte stupide se débat, plus elle fait des nœuds et moins elle a de chances de s’en sortir.

Je m’arrête de bouger et l’observe avec des yeux presque doux. Le fil colle à son corps comme de la glu et la victime – que j’aime ce mot si délicieux dans ma bouche – a beau battre vigoureusement de son aile encore libre, elle ne fait que monter et descendre un peu comme dans un saut à l’élastique. La seule grosse différence entre un bête élastique et mon fil, c’est que le mien est ultra-solide, aussi résistant que tu métal.

 La guêpe s’affaiblissait rapidement, c’est elle qui gaspillait inutilement son énergie ! Je tirai un peu sur mon fil pour lui montrer qu’à présent je la maitrisais parfaitement et que sa vie était désormais entre mes huit pattes.

 – Pitié, pitié, excuse-moi, laisse-moi m’en aller. Pardon, pardon. Je ne dirai plus jamais de mal de vous, vous êtes très intelligentes et très fortes. S’il te plaît, laisse-moi m’en aller et tu ne me reverras plus jamais, me suppliait mon repas.

– Trop tard. Ta maman ne t’as jamais appris à tourner sept fois ta langue dans tes mandibules avant de parler ? De toute manière, c’est toi qui t’es fourrée dans ce guêpier, enfin dans cette toile, toute seule. Il ne faut t’en prendre qu’à toi-même.

 J’attendais encore un peu pour être certaine qu’elle n’avait pas la possibilité de se retourner et de me tuer avec son dard. Quand elle ne donnait plus signe de forces, je passais sur le rayon suivant pour l’approcher par derrière. D’un coup de mandibule, je lui pince le cou et la paralyse pour de bon. Je l’emballe très vite, comme j’ai souvent vu ma maman le faire. Il faut faire très attention à cet emballage car ce serait dommage que j’en perde une miette quand je me mettrai à table.

 Quand je reviens au centre de la toile, maman me regarde bizarrement.

– Tu as les yeux plus gros que ton ventre mon araignénounette ! Comment vas-tu faire pour ingurgiter tout cela maintenant ? Tu en as pour une semaine.

– J’ai une faim de loup maman, tu me connais, j’en aurai juste assez pour ce matin, et ce soir si j’ai encore un petit creux.