Marcher hors de son élément

Après avoir déposé la mouette blessée chez les pompiers, je retrace mes pas pour enfin commencer ma balade. Port de Nieuport : un héron à droite, un groupe de courlis cendrés à gauche, et, un peu plus loin, quelques vanneaux huppés – j’aime leurs couleurs, leurs reflets, leur élégance. Photos de ce beau monde :-)

Par précaution, je retourne regarder le premier cadavre que j’avais aperçu (voir mon article sur la mouette blessée). Il est immobile, exact, sans le moindre souffle. Il est bien mort. Plus loin, à l’endroit où je pensais que se trouvait la mouette, un tas de plumes – littéralement des restes. Rien d’identifiable, juste des paquets de plumes arrachées. Je me demande : un prédateur, un chien sans laisse ? Ou avais-je simplement manqué ce petit tas de plumes dix mètres plus loin, la première fois ? Je n’ai pas la réponse. En avançant encore, je retrouve finalement l’endroit où était ma mouette : il ne reste que quatre ou cinq petites plumes, éparses.

Je soupire, je respire profondément pour calmer les émotions qui m’ont été secouées. Il est 9 h ; le port commence à s’animer, surtout des gens promenant leurs chiens, mais l’ambiance reste douce, propre à une matinée de vacances.

J’entends des Huitriers-pie. Ces échassiers noir et blanc (comme une pie), ont un bec, des yeux et de longues pattes rougeoyantes. Leur cri aigu me parvient distinctement (j’ai une légère déficience auditive pour les sons graves, les aigus me restent). Je me dis que ce serait beau de les photographier en vol : j’ai déjà de beaux portraits, il me manque le mouvement. Comme leur nom l’indique, ces oiseaux se nourrissent principalement d’huîtres !

Les photos, en vol, c’est un Vanneau huppé et non un Huitrier-pie (on ne choisit pas toujours les sujets – rires)

Sur la berge, un individu d’huitrier est posé non loin d’un courlis ; plus loin, un couple d’huitriers piaille. Dans l’eau, j’aperçois un grèbe huppé. Pas vraiment un « canard » – bec droit et pointu, plongeur né, avec sa jolie houppe rousse quand il la déploie ; les petits, eux, sont rayés, on dit qu’ils portent leur pyjama. Je le vise avec l’appareil, m’attendant à le voir plonger et disparaître.

Il plonge. Il réapparaît aussitôt et nage vers la berge – et là, il fait quelque chose qui me surprend : il sort de l’eau, se redresse sur les pierres glissantes et… il marche ! Droit comme un i, mais maladroitement. Il trébuche, se couche, se redresse, recommence. La scène est cocasse après l’intensité du sauvetage de la mouette : je souris, puis je ris tout bas. Personne autour de moi. Je lui parle à voix haute, comme si j’étais seule avec lui :
« Dis, tu sais que tu as des ailes ? Tu pourrais voler un peu pour te poser au soleil. »

La séquence dure cinq à six minutes, largement le temps de prendre des photos et de filmer deux courts instants. Le grèbe n’est pas fait pour marcher : ses pattes palmées sont conçues pour nager et plonger, implantées très en arrière sur le corps. Sur le moment, je pense qu’il s’agit d’un jeune qui n’a qu’une seule envie : se sécher au soleil. L’obstination de la jeunesse fait qu’il s’entête à grimper sur les pierres. Il nageait correctement, il plongeait, il a volé sans difficulté. Ses chutes semblent plutôt dues au manque d’appui, ses pattes posées parfois entre deux pierres, que témoignant d’une blessure grave. Il était seul, pas harcelé par les autres oiseaux. Après une dizaine de pas maladroits, il s’arrête, se repose quelques secondes au soleil, puis il vole jusqu’au bord de l’eau et se couche, avant de regagner la surface.

Je poursuis ma balade, heureuse du calme, du soleil, du silence et de la compagnie des oiseaux.

Le lendemain, en visionnant mes photos et vidéos au calme, je me demande si ce comportement n’aurait pas une cause neurologique. Par curiosité et souci d’interpréter au mieux, je publie quelques images sur une page Facebook dédiée aux observations d’oiseaux en Belgique. Rapidement, deux commentaires me tombent dessus : pas des réponses ou des hypothèses, mais des reproches : je n’aurais pas « aidé » le grèbe, j’aurais dû le remettre à l’eau, l’attraper pour le soigner. La critique, sèche, me blesse. J’ai choisi de ne pas répondre à ces messages. J’ajoute cependant un édit à ma publication pour préciser que je venais d’avoir réalisé un sauvetage plus tôt ce matin – la mouette – que le grèbe n’était pas accessible, et que son comportement général ne me paraissait pas anormal (il nageait et volait). J’offre même, pour qui voudrait tenter quelque chose, d’indiquer l’endroit exact en message privé.

Bizarrement, après cette précision, plus rien. Finalement j’efface ma publication et je quitte la page. J’ai ressenti, entre déception et lassitude, le poids du jugement facile face aux situations de nature, et la fragilité d’un regard qui ne sait pas toujours prendre en compte le contexte.

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Je n’oublierai jamais cette image : un grèbe, oiseau des lacs et des rivières, dressé sur ses pattes maladroites, avançant sur la terre ferme.
Cet oiseau n’est pas fait pour marcher ainsi. Ses pattes, placées très en arrière, le rendent instable, presque comique. Et pourtant, il avançait. Lentement, mais avec une détermination tranquille.

Peut-être que cela pourrait dire que moi aussi, je vis entre deux mondes. Comme lui, je dois trouver l’équilibre, m’adapter, passer de l’air à l’eau, du rêve à la réalité, du visible à l’invisible.
Le grèbe plonge profondément avant de réapparaître plus loin. Et moi, n’est-ce pas ce que je fais aussi, quand je m’immerge dans mes pensées, mes émotions, mes projets, pour en ressortir avec quelque chose de précieux : une idée, un texte, un outil à transmettre ?

Ainsi, je dois davantage accepter l’inconfort, comprendre que parfois je serai “hors de mon élément”, et que c’est précisément dans ces moments-là que je construis les ponts vers ce que je veux atteindre.
Peut-être que cette marche un peu hésitante, c’est le reflet de ma propre traversée : quitter un univers, en rejoindre un autre, passer d’une rive à l’autre.
Et dans ce passage, me rappeler de rester droite, fière, même si mes pas ne sont pas gracieux. Car ce n’est pas la beauté du mouvement qui compte… mais la force qui me pousse à avancer.

Je ne suis pas fait pour la terre ferme… et pourtant, me voici.
Je marche, bancal mais debout, porté par la nécessité.
Chaque pas me rapproche de l’eau qui m’attend,
chaque pas me rappelle que la maladresse n’est pas l’échec.
Tiens-toi droit, avance, même dans l’inconfort.
Ce qui compte n’est pas la grâce du mouvement,
mais la force qui te pousse à traverser
.