J’ai fui l’agitation pendant cinq jours. La mer m’attendait avec son vent violent, ses vagues bruyantes, ses ciels changeants. Tout a tremblé, tout a été secoué : mes idées, mes envies, mes rêves, mes colères. J’ai oublié mon appareil photo, comme si je devais accepter de voir autrement. Alors j’ai pris le monde dans la paume de mon smartphone, j’ai écrit quelques mots au fil des vagues, et j’ai laissé les paysages parler pour moi.
Ce séjour m’a montré une chose essentielle : je ne suis obligée de rien, sinon de prendre soin de moi. J’ai pris une décision, fragile, mais importante : accepter de me faire aider, même avec un argent que je n’ai pas, même avec des doutes sur l’avenir. Parce qu’aujourd’hui, m’aider, c’est déjà choisir de continuer. Je m’aide, comme je peux, quand je peux, si je veux.
Ces photos sont des traces de ce chemin-là. Elles ne disent pas la fatigue, ni les larmes, ni la tristesse de l’automne…
Ces photos sont des pauses volées, fragiles, honnêtes, pleines d’un désir simple : prendre soin de soi, même quand tout semble lourd. Mais elles portent l’espérance discrète que, demain, peut-être, la lumière changera.
Vacances. Mer. Bain de vent iodé. J’adore. J’en ai besoin. Une fois par an.
Mais ces vacances-là sont différentes. Je suis en période de chômage… et pourtant plus occupée que jamais. J’imagine mon futur métier. Mon activité cœur. Mon premier vrai projet de vie. Peut-être pas le dernier. Étrangement, je n’ai jamais autant travaillé sur quelque chose encore en gestation. J’adore ça : réfléchir, imaginer des programmes, créer des ateliers pour enfants, pour adultes. Créativité, rédaction, mise en page, flyers, planification, recherche de clients et de partenaires… Mon cerveau turbine. (parfois trop)
Je suis une boule d’“hyper” : hyperactive, hypersensible, hyperempathique, hyperenthousiaste, hyperimpatiente. Tout ça à la fois.
Peu avant de partir, je me suis offert un livre sur la marche d’intention (Marcher pour décider, de Chiara Kirschner). Pour m’aider à décider, à trancher, à avancer. Surtout dans mon projet professionnel. Mais j’ai commencé… à l’envers. J’ai d’abord customisé un carnet d’écriture. Puis j’ai commencé à marcher tous les jours. Et seulement après, j’ai ouvert le livre.
Je m’étais fixé un petit programme pour les vacances. Une semaine. Sept jours. Je voulais continuer à marcher chaque jour, seule ou accompagnée. Et noter les signes qui apparaissent pendant la marche.
Vacances en famille, mais différentes. Nos enfants sont grands. Le dernier vient tout juste d’atteindre l’âge adulte. Il aime la mer, il aime marcher. C’est tout. Il ne parle pas, ne partage rien, ne propose rien. Sa sœur, plus âgée, est rentrée à la maison quand je suis partie. Il faut bien quelqu’un pour veiller sur nos chats adorés.
Je n’ai pas pris le livre sur la marche. Ni mon ordinateur. J’avais envie de balades sans objectifs. Marcher, juste marcher. Aérer mon cerveau en surchauffe. Même sous la pluie. Ne pas trop photographier. Être là, simplement, à l’écoute des signes.
Mon programme, donc. Un matin, très tôt, départ de La Panne. Seule, pour ne pas imposer un réveil à l’aube à mon mari et mon fils. Et puis, ça m’arrange. J’aime être seule, parfois. J’en ai besoin. Direction Nieuwpoort pour les oiseaux, bien sûr. Et, avec un peu de chance, apercevoir un phoque…
Il est 7h20 quand je descends du tram. Pas de GPS, mais je me repère sans problème. Je rejoins tranquillement le port. Début de ma balade solitaire. Il fait clair depuis plus d’une heure, le ciel promet de briller de bleu, le vent léger et frais. Pas de pluie annoncée pour aujourd’hui, ou alors seulement fin de soirée, durant la nuit.
Sac à dos, chaussures de marche, appareil photo. Je savoure le silence, le calme, ce moment rien qu’à moi. Avant d’atteindre le port, j’aperçois un héron cendré d’un côté, un groupe d’oiseaux bruns de l’autre. Trop loin pour que je les identifie, mais je les photographie. Deux ou trois clichés. Des courlis cendré, avec leur long bec incurvé. Même si le héron est un ami, je le prends quand même en photo…
Ce héron… C’est un oiseau important pour moi. L’un des premiers que j’ai photographiés à la fin de mon adolescence. Sans le savoir, il m’a guidée dans mes débuts de photographe amatrice. Aujourd’hui je sais qu’il symbolise la solitude, la patience, la guérison intérieure. Qu’il est vu comme un lien entre conscient et inconscient. Et je comprends pourquoi je l’ai toujours considéré comme mon guide. Chaque fois que j’en croise un, je souris, je lui parle mentalement. Je ralentis, j’adopte son tempo. J’observe. Je m’imprègne.
Mais à peine ai-je dépassé ce héron qu’un choc me saisit. Un corps. Celui d’un oiseau, allongé sur le talus. Un goéland ? Une mouette ? Difficile à dire. Juste un corps sans vie qui repose sur des grosses pierres recouvertes de mousse, à l’entrée du port. Je zoome avec mon appareil photo. Il est bien mort. Je ne peux rien faire. Et de toute façon, l’endroit est dangereux, quasi inaccessible.
Je reprends ma marche, cette image en tête. Vingt ou trente mètres plus loin : un deuxième corps. Une mouette, cette fois. Les coudes ensanglantés. Sa posture est sans équivoque : elle a été percutée, puis abandonnée. Ses ailes sont étrangement déployées, sa tête rejetée en arrière, collée à son dos.
Là, mes larmes montent. La voir ainsi tord mes émotions. Je prends une photo. C’est morbide, je le sais. Mais je déclenche. Pourquoi ? Pour qui ? Je l’ignore. Clic. Le vent fait bouger une plume sur sa tête. Je zoome à fond… Et là : un cri. Faible. Un gémissement. La mouette !
Je crois rêver. Elle ne peut pas être vivante ! Mais sa tête bouge. Légèrement. Un deuxième cri, aussi faible que le premier.
Quand on est comme moi, hypersensible et hyperempathique, on ne fait pas que voir : on ressent. Je ressens tout. Sa douleur, le froid, la peur, l’abandon. Ma première pensée : il faut abréger ses souffrances. Mais je suis incapable de tuer un animal. Je n’arrive déjà pas à écraser un moustique… Je ne peux pas la laisser là. Mourir à petit feu, seule, dans la souffrance.
Je ne réfléchis plus. J’agis.
J’enlève mon pull, range mon appareil photo dans le sac. Et je descends dans le talus. Humide, glissant, tapissé de mousses.
Là où elle est tombée, le sol est plat. Pas très large, mais assez pour déposer mes pieds, entre des touffes d’herbes et de la mousse. Je m’agrippe entre deux pierres, d’une main. L’autre main glisse sur la mousse ou attrape de l’herbe, car le sol est vachement glissant. Je descends. Un mètre cinquante, peut-être deux. Je ne sais pas mesurer les distances. Mon mari dirait : « tu n’as pas le compas dans l’œil ». Mais disons : deux mètres. Pas plus.
Le temps m’a paru long pour poser un pied à dix, douze centimètres d’elle. Mais j’y suis arrivée. Je m’assure de ne pas glisser, je relâche ma prise. Je ne pense même pas que je pourrais tomber dans l’eau à tout moment. Tout ce qui m’importe, c’est elle. Et elle est vivante. En sale état, mais vivante.
Je ramène ses ailes contre son corps. J’ai besoin de mes deux mains pour cela. En équilibre, l’oiseau contre mon t-shirt, maintenu d’une seule main, j’ouvre mon pull avec l’autre. Je l’enveloppe du mieux que je peux. J’évite sa tête. Elle me picore doucement un doigt.
Je ne sais même pas comment j’ai fait pour remonter, une main prise qui maintient un corps fragile. Mais j’y arrive. Me voilà de retour sur le trottoir, la mouette emmitouflée dans mon pull. Sa tête toujours rejetée en arrière dépasse du tissu. J’ai chaud. Je transpire. Et j’ai froid. Le soleil est là, mais timide, la température doit avoisiner les 14 degrés Celcius.
Je reprends mes esprits, je vérifie qu’elle respire toujours.
Un homme passe avec son chien. Je l’interpelle en néerlandais. Où puis-je trouver de l’aide pour l’oiseau ? Il me conseille d’appeler le centre de soins d’Ostende. Ostende n’est qu’à une dizaine de kilomètres de Nieuport… mais je suis à pied.
Heureusement, mon téléphone est là. Merci les smartphones. Je trouve rapidement le numéro du centre. Il est à peine 8h. Ils ouvrent à 9h. J’appelle quand même… Et miracle : quelqu’un décroche !
Toujours en néerlandais, j’explique tant bien que mal la situation. La dame est douce, attentive. Elle me dit d’emmener la mouette chez les pompiers de Nieuport. Quelqu’un du centre viendra la chercher là-bas.
Nouvelle recherche. Merci Google Maps, car mon sens de l’orientation… n’existe pas. Les pompiers sont à une demi-heure de marche. Près de l’arrêt de tram où j’étais descendue ce matin.
Le soleil commence à chauffer. J’ai une casquette, mais elle est encore dans mon sac. Tant pis, je la mettrai plus tard. J’avance, l’oiseau fragile dans les bras.
À une centaine de mètres de la caserne, un miracle : la mouette redresse la tête. Un espoir, mince mais réel.
photo avec mon smartphone pour prévenir mon mari (une photo vaut mille mots)
Tout le long du trajet, je lui parle doucement. Je l’encourage à tenir le coup. Et, en silence, j’adresse une prière au Maître Sacré des Oiseaux pour qu’elle ne meure pas dans mes bras. Je suis incapable d’abréger les souffrances d’un être vivant, mais je suis tout aussi incapable de porter un corps sans vie. Je ne sais pas expliquer. C’est viscéral. Soulever un cadavre, même animal, me bouleverse. C’est trop. La vie absente, ça me glace.
Elle semble plus vivante que morte.
Arrivée chez les pompiers, une jeune femme me reçoit. Elle me montre une boîte prévue pour les animaux blessés. Mais je refuse de la déposer nue, sur le plastique froid. Mon pull est imprégné de chaleur, celle du soleil et de nos corps. Je la dépose donc avec le pull. Je n’ose pas poser de questions, mais en partant, je croise les doigts pour qu’elle ne doive pas subir les bruits d’alarme de la caserne, les gyrophares, le stress du lieu.
Le centre m’a promis qu’ils feraient tout pour la soigner. Et que si ce n’était pas possible, elle partirait en douceur, sans douleur.
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En ramenant cette mouette chez les pompiers, j’ai eu l’étrange sensation de me raccrocher à quelque chose d’essentiel. Ces dernières semaines, malgré mon assurance en surface, j’ai beaucoup douté. Ces derniers jours, j’ai même envisagé de renoncer à mon projet. De laisser tomber l’écriture, les ateliers, les humains. Peut-être qu’il serait plus simple de soigner les oiseaux, de m’occuper du vivant sans parler, sans raconter, sans créer.
Mais en portant cette mouette contre moi, j’ai senti que ce n’était pas elle uniquement que je devais sauver. En l’enveloppant dans mon pull, j’ai enveloppé un rêve. Un projet. Mon projet. Celui qui se débattait en silence. C’était ma propre envie de continuer.
Ce n’est pas l’oiseau qui m’a appelée. C’est moi qui avais besoin d’entendre un cri plus profond : celui de ne pas abandonner. Ce jour-là, quelque chose en moi a décidé de ne pas renoncer. Pas tout de suite. Pas comme ça.
Cette mouette, ce n’était pas qu’un oiseau. C’était un fragment de moi.
Ce n’était pas un miracle. C’était un rappel. Une main posée sur mon épaule invisible : Tu n’es pas seule. Ce que tu fais a du sens. Reste vivante. Continue. Et dans le bec faible de la mouette, j’ai compris : ne me laisse pas mourir.
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Aujourd’hui, plus de sept jours ont passé. J’ai envoyé un message au centre pour savoir si ma mouette avait survécu à ses blessures et au transport. J’attends leur réponse. Je l’espère positive. Même si je sais qu’elle avait peu de chances.
C’était l’histoire de mon sauvetage, durant ces vacances. Mais ce n’est peut-être pas la fin. Il s’est passé autre chose, au même endroit, à mon retour. Une nouvelle rencontre étrange, avec un oiseau.
Mais ça, c’est une autre histoire. Suivez-moi, ne manquez pas la suite de mes aventures ornithologiques en bord de mer :-)
Et si, comme moi, la cause animale vous touche, si vous voulez soutenir le centre de soins d’Ostende, n’hésitez pas à leur faire un petit don. (clic sur leur logo) Ils accomplissent un travail extraordinaire, sauvant chaque année des centaines – peut-être des milliers – d’oiseaux et d’animaux sauvages.