J’ai tué mon voisin, jeu d’écriture

Comme promis, je vous partage un texte écrit en décembre 2022 à l’occasion d’un week-end d’écriture avec mon (notre) cher ami Stéphane Van Hoecke

C’était du temps où l’on pouvait encore faire des activités au Château du Sartay, à Embourg, à deux pas de chez moi. A présent, c’est privatisé et donc tout ça, c’est fini : ces rencontres, ses ateliers d’écriture et de contes me manquent déjà. Beaucoup.

Voilà donc mon texte avec la consigne, les consignes.

J’ai tué mon voisin. L’objet apporté doit se retrouver dans l’histoire. Expliquer le comment et pourquoi de ce meurtre.                      

Titre : Je n’ai rien vu venir

  • Maître Corbeau qui pêchait sur un arbre, …
  • Non ! Non ! Et non ! « Maître Corbeau sur un arbre perché tenait en son bec un fromage »
  • Oh ! ça va hein ! te fâche pas. Je recommence : « Maître Fromage sur un arbre perché tenait dans son bec un corbeau » Ha ! Ha ! Ha !
  • Dis, tu te fou de moi, là ? Sérieux ! Recommence et dans le bon ordre.
  • Pffff ! « Maître Corbeille sur un arbre perché, tenait dans son bec des groseilles. »
  • Vas-y, marre-toi ! Et tu sais quoi ? Puisque tu le prends ainsi, débrouille-toi tout seul ! Moi, je jette l’éponge. J’abandonne. Tu m’énerve !

Lui, c’est Joris, mon petit voisin de douze ans. Voisin dans la rue et voisin dans la classe. Oui, je sais, j’ai pas de bol ! C’est un Je-m’en-foutiste pas permis ! Doublé d’un égoïsme. Si le bonnet d’âne existait encore, il l’aurait en permanence sur sa tête. Je suis trop méchante… avec les ânes, je suis sûre qu’ils sont plus intelligents que ce bêta.

Je ne sais pas ce qui me retient de lui faire bouffer cette fable qu’on est censés connaître par cœur pour demain.

  • Attends Zoé ! Ne pars pas steuplait ! Me supplie-t-il en me retenant maladroitement par la manche. Promis, j’suis sérieux cette fois.
  • C’est la dernière fois que je t’écoute, si t’arrives pas à aligner la première partie sans faire le crétin, je la dirai toute seule cette fable et c’est moi qui aurai tous les points !

Joris ne dit plus rien, mais je suis sûre qu’il doit se moquer de moi. L’avantage, quand on est aveugle, c’est qu’on ne voit pas les grimaces, les insultes et les menaces faites avec les mains. Le gros inconvénient dans notre cas, c’est que parfois on ne sait pas éviter les coups, volontaires ou non.

Le silence est pire. On peut s’imaginer des tas de choses. En pire ou en mieux.

Après quelques secondes de silence mortel, où je me vois alternativement lui tordre le cou à ce voisin pas malin, et le pousser du balcon, Joris revient avec un paquet de chips. Je déteste les sachets de chips. Ce bruit est infernal pour mes oreilles sensibles. Pire que des acouphènes. Son désagréable, bruit irritant. Ça m’agace. Ça m’énerve.

« Je vais le tuer ! Je vais le tuer ! »

  • Maître Corbeau skrountch skrountch sur un arbre perché skrountch skrountch skrountch tenait dans un son bec skrountch skrountch un fromage. skrountch skrountch skrountch skrountch skrountch skrountch Maître Renard skrountch skrountch par l’odeur alléchée skrountch skrountch lui tint à peu près ce skrountch skrountch skrountch skrountch…

“Bordel de merde ! Pardon maman pour le gros mot, faites qu’il s’étouffe avec ses foutus chips. Ou je ne sais pas moi, qu’il avale de travers. Qu’il s’étouffe. Qu’il avale de travers. J’en sais rien moi, mais faites quelque chose pour qu’il se taise à jamais ! »

Je prie en silence, tout en tordant un coussin entre mes mains. Ah non ! Ce n’est pas un coussin. Trop mou. Le ballon du chien ? Son cartable ? Je devrais écouter maman. Je devrais toujours avoir une balle anti-stress avec moi. Pour malaxer. Pour me déstresser. Pour me calmer. Pour passer mes nerfs quelque part. Bon sang, c’est quoi ce truc que j’écrase depuis des plombes ?

  • Joris, c’est quoi ce truc que m’as donné pour m’apaiser ? Joris ! J’te cause. Joris ? Et mec, tu pourrais au moins répondre. Joris ! Réponds !

« Bordel de merde, pardon maman pour le gros mot, l’enfoiré, il s’est barré ! »

Zoé ne le voit pas, normal pour une non-voyante, mais elle vient de tuer son voisin de ses propres mains !

L’avantage quand on a ce handicap, c’est qu’on ne sera pas, enfin Zoé ne sera pas hantée par cette image horrible d’yeux exorbités, de bouche ouverte avec sa langue bleue qui dépasse et de bave qui a coulé sur le cou. Elle ne fera pas des cauchemars sur cette vision de meurtre à l’insu de son plein gré. Mais l’inconvénient dans ce cas-là, dans son cas, c’est qu’elle risque bien de ne plus jamais osé manger de chips.


Allez, pour le plaisir, je vous partage un autre texte, écrit en septembre 2021. Toujours au Château du Sartay. Toujours avec mon ami Stéphane. Toujours sur le thème « j’ai tué mon voisin ». Au préalable, il fallait apporter un objet de chez soi. On ne savait pas ce qu’on devait faire de cet objet. Et le voilà, héros malgré lui dans notre texte du jour.

J’ai tué mon voisin (ma voisine) et l’objet choisi aura une place dans cette histoire, va jouer un rôle…

Je le vois, lui, mon voisin. Il manipule un objet entre ses mains. Je le vois distinctement grâce à sa position, pile devant la fenêtre. Fenêtre dégagée, sans rideau ni tenture. Dans ses grosses paluches, il ouvre et écarte un livre. Un livre ? Non pas vraiment. Plutôt un carnet. Mais ! C’est ! MON ! Carnet ! Pas possible. Ce voisin, il maltraite MON carnet. Il l’écartèle. Il fait faire à la couverture le grand écart. Il tourne avec violence les pages. Et puis, et puis… Horreur ! Il mouille un doigt, son index jaune de gros fumeur qui pue, pour tourner une page !

Mon carnet, celui qui me suit régulièrement partout où je vais. Un carnet fait main, par un copain. Un carnet relié à la main, cousu avec amour, fabriqué pour moi (oui bon, pas rien que pour moi, car il vend ses carnets, mais c’est plus qu’un carnet, c’est un bel objet). Un papier choisi avec précision pour sa qualité ; sa couleur, pas trop blanche, sa matière pas trop glissante ni granuleuse, sa taille pas trop petite ni trop grande. Un carnet dans lequel je mets plein de citations positives, plein d’expressions que j’aime bien. Des mots et des images pour me donner du peps, pour augmenter ma confiance en moi, des mots qui m’accompagnent, qui me guident, qui me soutiennent. Des mots tout doux, tout lumineux, des mots réconfortants, que j’aime piocher par-ci par-là. C’est mon carnet. Mon trésor. Mon précieux.

Et d’abord, comment se fait-il que MON carnet soit entre SES mains ? Il me l’a volé. Sûrement ! Et moi, s’il y a bien une chose que je déteste, c’est le vol. Et les mensonges. Et la violence. Et… mon voisin.

Ce qu’il y a de bien, quand on écrit, c’est qu’on peut faire tout ce qu’on veut. Même tuer son voisin. Sans violence. Comme ça. D’un coup de baguette magique. Ou peut-être d’une incantation ? Une mort rapide, non douloureuse. Simple et efficace. Quand on écrit, on peut tout imaginer. Il n’y a pas de limite.

Et je peux vraiment faire tout ce que je veux. Tout ce que je veux avec ce voisin voleur. Ce voisin méchant. Ce voisin que je hais. Ce voisin qui m’énerve rien que parce qu’il est mon voisin. Et qu’il fume. Et qu’il a un beau chat. Un voisin pareil que je n’aime pas ne peut pas avoir de chat que j’aime. Car moi, j’aime les chats. Mais pas mon voisin.

Alors, que dire ? Que faire ? Ce voisin, il faut dire est âgé. D’habitude, j’aime bien les petits vieux. Mais pas tous. Mon voisin est vieux et je ne l’aime pas. Pourquoi ? Pour des tas de raisons. Pourquoi est-ce que je veux le tuer ? Pour des tas de raisons, mais surtout parce qu’il a volé mon carnet.

Ah ! Il se déplace. Il est tellement absorbé par mon carnet qu’il déshabille du regard, qu’il effeuille de ses gros doigts jaunes et goudronnés qu’il ne voit pas son chat. Oh ! Le chat, il est beau ! Une race à longs poils. Style Main Coon. Une femelle sûrement, car elle a trois couleurs. On les appelle des chats Isabelle ou écaille de tortue. Et cet adorable chat veut, là, maintenant, tout de suite, immédiatement, un câlin. Une attention. Une caresse. Et il fait ce que font tous les chats, il se frotte aux jambes de son maître, il se glisse entre ses pieds et boum, patatras, ce qui devait arriver, arriva ! A ma plus grande joie ! Le vieux, le voisin, il s’étale ! Paf ! Sa tête cogne le coin de la table basse du salon. Pile au bon endroit. Je crois pouvoir entendre le bruit de la boîte crânienne qui se fracture. CRAC ! Je m’imagine le sang gicler sur le carrelage impeccable. J’aime penser que le chat ne se rend pas compte de ce qu’il se passe. Et la brave bête continue à se frotter aux pieds de son maître.

Je me repasse cette scène dans ma tête à moi. Au ralenti. Et je souris.

D’une pensée, d’une seule, je demande au brave chat du voisin de bien vouloir me rapporter mon carnet.

  • Oui, tu peux le prendre dans ta gueule, mais ne serres pas trop fort ta mâchoire. Sur la couverture, il y a de petits points dorés. De petites traces de crocs ne se remarqueront pas, mais la bave laisse des traces. Donc vas-y. Prends le carnet qui traîne par terre et rapporte-le-moi s’il te plait.

On croit toujours que les chats, ça ne s’éduque pas. C’est faux.

  • La preuve. Merci brave petit chat. Au fait, si tu veux, tu peux venir loger chez moi. J’ai toute la place.