À la mi-novembre, j’ai participé à un atelier d’écriture avec Stéphane Van Hoecke. Cela s’est passé au château du Sartay, à Embourg, Liège.
Je partage avec vous deux textes que j’ai adoré écrire. Le premier est sorti durant l’atelier, sur un temps donné. L’autre est né le lendemain matin, très tôt, chez moi, quand tout le monde dormait. Le premier a été écrit directement sur l’ordinateur, le second, au stylo-plume dans mon cahier d’écriture.
Tous les deux racontent la tranche de vie d’un métier. Nouveau métier. Métier métissé. Mélangé.
Explications :
- dresser une liste de 10 métiers (ou plus, au choix) qui existent et qui se compose de deux termes comme « chirurgien des mains », « coiffeur pour enfants », « analyste de données », « illustrateur de BD », etc.
- mélanger le premier terme du premier métier avec le second terme du deuxième métier. Renouveler l’opération en mélanger le début des uns avec la fin des autres métiers.
- écrire une tranche de vie de ce nouveau métier, « jusqu’au jour où tout bascule »
Vous verrez, mon premier texte a eu du mal à arriver à ce fameux jour où tout bascule. D’ailleurs, je ne l’ai pas terminé. J’envisage de le retravailler pour l’améliorer. Mais ce ne sera pas pour tout de suite.
Le second texte a été imaginé uniquement dans le but d’inclure trois métiers bizarres, mais qui me « parlaient ».
Quand j’écris, je ne fais pas de plan. Souvent, j’ai une idée précise d’un passage, d’un début ou d’un moment bien précis. La suite arrive « naturellement », au moment où j’écris.
Laveur d’insectes
Christophe est laveur d’insectes. Il fait ce métier très pointilleux depuis bientôt six ans. Christophe est un jeune homme plein d’ambition. Sérieux, intelligent et agile de ses doigts, il donne souvent un coup de main à son patron pour que le travail à l’usine soit le moins pénible, le plus rapide et le plus efficace possible. A trente-trois ans, il a déjà fabriqué plusieurs machines :
- le shampouineur 1.7.-L (prononcé UN SEPT=insecte et puis aile) pour tous les insectes volants du plus petit gabarit (mouchette de la taille d’un millimètre) au plus grand (lucane cerf-volant) qui préserve la fragilité des ailes en leur donnant une meilleure résistance tant aux chocs qu’à la pluie
- le colorateur PP’ON pour que les papillons retrouvent un éclat coloré dans leurs ailes écaillées. Cette machine en plus de nettoyer délicatement les ailes, de renforcer la couleur d’origine, saupoudre en même temps l’insecte d’une lotion vitaminée qui permet de résister plus facilement aux changements de temps soudain,
- le savonique BZ-Z, la machine qui savonne les moustiques, avec cloison amovible pour séparer les mâles des femelles. Cet engin a déjà été trafiqué, vandalisé plusieurs fois pour que la cloison qui accueille les femelles se referme soudainement sur ces petites créatures. Là aussi, Christophe a fait preuve d’une maturité et d’ingéniosité en rendant cet engin invisible en été ! (fallait y penser)
Christophe a inventé et fabriqué toutes ces machines et bien d’autres, petites et grandes, dans son bureau qu’il partage avec d’autres fourmis ouvrières. Il est entouré de filles et ce n’est pas vraiment pour lui déplaire. Sa particularité qui fait qu’il a rapidement été embauché, c’est son doigté et sa finesse à travailler méticuleusement. Malgré sa différence aux mains, il a six doigts à chacune de ses deux mains, son employeur n’a pas fait la fine bouche quand il a vu qu’il écrivait avec des pattes de mouche. Il est aussi habile de ses douze doigts qu’une araignée avec ses huit pattes. Les tâches ne sont pourtant pas piquées des vers. Le rythme est soutenu et les besognes pas très gratifiantes. Mais Christophe ne s’en est jamais plaint. D’ailleurs, il aime tellement son travail qu’il vient de dessiner une nouvelle machine pour… les araignées !
L’entreprise 6-Clean, spécialisée dans son domaine depuis 1966, a bonne réputation. Tous les insectes du coin, de la région et du pays tout entier font le déplacement jusqu’ici pour un insect’wash. Nettoyer les carapaces, les pattes et les ailes, 6-Clean en fait son affaire ! Les mandibules sont récurées, les têtes sont bichonnées. À pattes ou en vol, ils font le déplacement depuis toutes ces années, car justement, ils connaissent le patron, de père en fil (FIL comme un fil) qui garanti la sécurité durant tout le processus du lavage.
Les araignées, qui ne sont pas des insectes, car ces bestioles ont huit pattes, sont leur seule ennemie. Petites, sauteuses, velues, grosses ou fines aux longues pattes, ils ne font pas de différence. 6-Clean interdit leur entrée dans leur usine. Depuis 1966, aucune araignée n’a su franchir les portes de la sécurité.
Jusqu’au jour où Christophe, sérieux, intelligent et agile de ses douze doigts, dessine une machine pour elles. Elles, les araignées. Elles, l’ennemie numéro 1 des établissement 6-Clean ! Christophe n’est pas raciste, il aime toutes les bestioles, qu’elles aient quatre, six ou huit pattes. Et cela fait six ans qu’il travaille ici. Six ans. Le temps maximum pour chaque travailleur, ouvrier ou employé ! Christophe, sérieux, intelligent et agile de ses douze doigts, se dit qu’il pourrait travailler durant huit ans et aider ainsi les araignées. Huit pattes-huit ans. Pour lui, le compte est bon.
Christophe ne sait pas que son contrat va s’envoler, se brûler, se consumer, disparaître. C’est ainsi. C’est comme ça chez 6-Clean. Après 6 ans, à la date anniversaire, pffuuiiit, le contrat s’arrête.
Il est dix-huit heures, six heures. L’heure de la fermeture de l’usine. Christophe est encore dans son bureau. Mais il est tout seul. Les fourmis ouvrières, ses petites copines, sont déjà parties.
Christophe est assis sur sa chaise, l’imprimante 3D qui lui sert dans toutes ses inventions va aussi s’arrêter. Elle a un minuteur qui fait que dès que dix-huit heures sonnent, l’électricité se coupe et tout le bâtiment se met en veille. Christophe le sait ça. Il l’a anticipé. Il a apporté une batterie portative qu’il branche sur l’imprimante 3D pour la rendre autonome.
Le bidouillage fonctionne bien. Il fait calme dans les bureaux, il ne reste que sa petite lumière qui est allumée ainsi que celle du patron qui est à l’étage. Il sait qu’il doit faire vite pour terminer d’imprimer. Il veut offrir cette machine à son patron.
Christophe ignore tout de la fin de son contrat…
Quand sa montre automatique indique dix-huit heures et six minutes, il sent comme un cocon se former tout autour de lui. Il comprend qu’il va se transformer, qu’il va évoluer. Il ne savait pas que ça pouvait lui arriver à lui aussi, mais après tout, il travaille depuis tellement de temps avec les insectes que plus rien ne l’étonne vraiment. Christophe est sérieux, intelligent et agile de ses douze doigts. Vite, il appuie sur un bouton de l’imprimante 3D pour accélérer le travail d’imprimerie. Sa petite machine pour les araignées va faire un tabac ! Il en est persuadé.
Christophe est sérieux, intelligent et agile de ses douze doigts. Mais il est aussi un peu naïf.
Son sixième doigt glisse malencontreusement sur une autre touche de l’imprimante. Le cocon a atteint sa taille et l’empêche de tendre son bras comme il aurait aimé le faire. L’imprimante crachote, zozotte, bzzobzotte. Une étrange fumée sort de l’objet imprimé. L’appareil que Christophe a imaginé est stoppé net. La boîte n’est pas terminée. Mais à la place, une, deux, trois, quatre… cinq, six… sept, huit pattes sortent de la tête d’imprimante. Une araignée géante, blanche, faite toute de plastique s’extirpe de la machine. De ses huit pattes mobiles, elle crapahute partout et se glisse dans le cocon de Christophe. Par une agilité et une rapidité incroyable, l’araignée détricote le cocon et libère ainsi son créateur. Une alarme sonne. Huit fois. Huit bruits horribles sont vomis par les haut-parleurs des établissements 6-Clean.
Vendeur de courriers, chercheur de timbres, laveur de lettres d’amour
Cette histoire se passe au présent. Aujourd’hui, en 2021.
Voilà des années que certains métiers sont oubliés. Tombés en désuétudes à cause de la technologie, tu Temps qui passe et qui s’efface toujours de plus en plus vite.
Damien est professeur des écoles. Un métier d’actualité qui existe depuis de nombreuses années et qui, dit-on, n’a pas changé. Mais il a changé, pas beaucoup pour les élèves mais pour les professeurs : oui ! Ils sont de moins en moins écoutés, respectés, aimés.
Et Damien, professeur depuis près de treize ans, en a sa claque de devoir toujours s’écraser face aux étudiants qui le bousculent dans ces couloirs surpeuplés, il en a marre de craindre des parents qui se croient « meilleurs », « plus intelligents », « plus éduqués » que lui alors qu’ils ne savent pas élever leur gosse avec les valeurs de base.
Damien est petit pour un homme : un mètre soixante-cinq, de corpulence normale, la vie ne l’a pas épargné en lui donnant un visage lisse et beau avec une voie aigüe. Hypersensible, il ne supporte pas qu’on touche à ses cheveux, son visage ou son corps. Il porte donc de longs cheveux qu’il laisse pendre sans jamais les attacher. Des cheveux lisses comme sa peau, soyeux comme du duvet.
Il ne s’en fait plus des remarques sur son physique et il a l’habitude qu’on le prenne pour une femme. Surtout depuis février 2020, où, avec l’arrivée de la crise sanitaire, des confinements et du port du masque, on ne distingue plus beaucoup sa barbe et sa moustache soigneusement taillée quotidiennement.
Damien enseigne l’histoire. Cette matière pourtant détestée quand il était lui-même un étudiant imberbe, s’est révélée à lui au travers de la littérature, des correspondances entre tous ces acteurs et toutes ces actrices qui font partie de l’Histoire.
Mais il sait qu’aujourd’hui, fin 2021, l’Histoire, le cours, cette matière scolaire qu’il enseigne, de manière identique depuis treize ans, n’a plus sa place ici.
Ici dans sa classe, oui c’est la sienne, dans cet établissement scolaire.
On est à la mi-novembre et cette dernière rentrée scolaire sera la dernière tout court pour Damien. En cachette, il préparer sa prochaine rentrée. Elle se fera en janvier. Oui, il va démissionner, abandonner son métier pour enfin faire ce qui lui plaît vraiment, ce qui le fait vibrer.
En réalité, il hésite entre trois orientations :
- Vendeur de courriers
- Laveur de lettres d’amour ou
- Chercheur de timbre
Trois métiers oubliés, trois métiers perdus de vue, à cause de l’informatique. Ah ! La technologie a du bon, mais comme pour toute chose, elle a le revers de la médaille.
- Je vais recréer un métier. Mon métier ! dit-il sûr de lui.
Comme pour lui, « choisir, c’est renoncé », il décide de ne pas choisir et de faire ces trois métiers.
- Je serai polyvalent, car j’aime les tâches diversifiées. Je serai patient, car je sais que le bonheur ne se construit pas en un jour. Je serai le seul spécialiste de ces métiers oubliés, le seul, l’unique, c’est ça ma niche !
Grâce à ses compétences de professeur, grâce à son expérience professionnelle dans l’Histoire, il sait ce qu’il doit faire pour commencer.
Et c’est ainsi que Damien progresse dans son nouveau chemin. Il a choisi son destin, il s’est pris en matin et ne regrette rien.
Le temps passe.
Nous voilà en janvier. Damien n’est plus professeur. Peut-être l’avez-vous déjà croisé dans la rue. Tantôt, vous pourrez peut-être le voir fouiller dans les boîtes aux lettres à la recherche de véritables anciens timbres, ces petites images qui n’ont déjà plus de dents et que l’on colle encore parfois dans le coin supérieur droit de certaines enveloppes.
Si Damien en trouve, vous le verrez alors bondir de joie, examiner le courrier en question ; et le dissimuler rapidement – mais pas discrètement – dans sa sacoche qu’il a lui-même cousue.
Tantôt, vous pourrez peut-être le voir, à l’inverse, vendre du courrier. Comme autrefois, il le fera « à la criée » : il criera en deux ou trois mots le sujet de chaque enveloppe. Dans des enveloppes de papier de couleur différente, il vous proposera une lettre d’encouragements, de félicitations, de condoléances, de demandes de pardon ou même des lettres de famille, quand certains se sont perdus de vue depuis déjà bien trop longtemps.
Damien vend ce courrier au plus offrant, au plus pressé, au plus embarrassé, au plus tête en l’air.
Quand il vend son courrier, Damien installe sa petite échoppe ambulante à la sortie des bouches de métros ou aux pompes à essence, en ville. Une fois par mois, généralement dans les derniers jours, quand c’est la fin des haricots, il se rend à la campagne et là, il fait sa B.A. comme il dit :
- Oui, je fais aussi du bénévolat et j’offre des mots doux, des mots de réconfort, des mots accompagnants, des chauds mots-mots à toutes ces personnes âgées et isolées à qui personne ne pense… sauf moi !
Damien a un grand cœur, oui ! Car en plus de son bénévolat à la fin de chaque mois, il fait aussi de grosses promotions sur ses courriers qu’il vend à la criée. Des promotions réservées à toutes ces familles qui survivent dans ces cages à poules, ces clapiers comme certains appellent ces H.L.M.
C’est à cette charmante clientèle défavorisée qu’il offre ses services de laveur de lettres d’amour.
- Car, voyez-vous, c’est souvent ceux qui ont le moins de moyen qui en ont le plus besoin !
Peut-être que si vous croisez Damien à la sortie de ces quartiers abandonnés, il vous racontera l’histoire de sa première lettre d’amour qu’il a lavée. Moi, je l’ai croisé une fois, Damien. Enfin, je crois que c’était lui, des gars comme ça, ça ne courre pas les rues. Surtout que depuis le temps, beaucoup trop d’eau a coulé sous les monts et détruit des maisons. Entre tous ces évènements, je finis par perdre mon latin et le jour qu’on est…
Cette première lettre d’amour que Damien a lavée a été le début d’une grande histoire d’amour. Elle était timbrée cette lettre, au sens figuré. Elle s’enflammait pour un oui, pour un non. Elle crachait ses mots à n’importe qui, car elle n’avait aucun prénom, aucun nom, aucun destinataire noté sur sa face. Elle se chiffonnait d’impatience, elle se mettait en boule et pouvait exploser d’une colère bleue d’encre si elle n’arrivait pas à capter l’attention.
- Quand je l’ai trouvée toute chiffonnée dans la rigole de ma rue, l’encre avait coulée, ses larmes bleues dégoulinaient sur les mots. Elle en avait bavé la pauvre. Je l’ai ramassée délicatement. C’était le printemps, je me souviens, il n’avait pas plu depuis trois jours et pourtant, mes mains étaient trempées de tristesse.
Damien a les yeux perdus et humides quand il me raconte cela.
- Avec d’infinies précautions, avec des gestes lents et tremblants un peu quand même, je l’ai déchiffonnée, remise à plat, caressé son papier tout embrouillonné. Et je lui ai parlé. Chuchoté. Confié. Oui, je l’ai aimée immédiatement. Ça a été un véritable coup de mot, comme le coup de foudre, mais en lecture.
Damien m’explique qu’il est aussitôt rentré chez lui. Ce jour-là, il n’a fouillé aucune boîte aux lettres. Ce jour-là, aucun timbre ne s’est rajouté à sa collection. Ce jour-là, il a, pour la première fois, lavé une lettre d’amour.
- Je l’ai d’abord fait sécher à l’air libre. Heureuse d’être l’objet de toute mon attention, les larmes se sont taries et j’ai pu commencer à la défroisser. Lentement. Doucement. Patiemment. Quand elle a vu que je voulais l’aider, elle a accepté de se coucher entre deux papiers-buvard, puis pressée dans mon herbier.
Damien me raconte comment il a nettoyé les boulettes, les pâtés et autres taches dues aux larmes. Comment il l’a frictionnée avec une gomme pour effacer toute ligne grise, mine sombre et essai raté. Avec son plus beau stylo-plume, il a choisi une cartouche d’encre de la même couleur, du même ton qu’elle avait sur elle.
- J’ai fermé des boucles, j’ai accroché des tirets, j’ai déposé des petits points là où il n’y en avait plus. J’ai ensuite écrit un prénom juste avant la virgule tout en haut, où il y aurait dû avoir un destinataire. J’y ai mis le nom de ma mère qui a perdu son mari d’un cancer. Quand le cancer a gagné la guerre, le cœur de ma mère s’est refermé à double tour, et la clé, elle l’a jetée.
Damien pleure à son tour. Mais ici, ce ne sont pas des larmes de tristesse, mais des larmes de joie.
- Ma première lettre d’amour que j’ai lavé a permis à ma mère d’aimer à nouveau !
Vous qui me lisez, continuez à écrire, envoyez des lettres d’amour à laver, collez des timbres, postez des courriers !
Oui : aimez !
