2 novembre 2020 : deuxième texte écrit à partir d’une phrase inspirée par une carte du jeu Dixit
Témoignage d’une autodestruction florale
Hier, j’étais assise sur une chaise, face au soleil. Sur la terrasse de ma maison. En face de moi, le jardin. Petit jardin, sans fleur, terrain de dispute de nos chats et de ceux des voisins. Fin octobre, mais quel beau temps ! C’était un nouveau printemps. Alors que j’avais les yeux fermés, qui emmagasinaient avec bonheur ce soleil merveilleux, j’entendis des cris d’oiseaux. Pas des chants, ni des pépiements. Non, des cris. Consciente que j’allais bientôt ouvrir les yeux pour regarder à qui appartenait ce cri et surtout pour connaître la raison de cette panique, je profitai au maximum de cette lumière chaude et bienvenue. Cinq, quatre, trois, deux, une seconde. Mes paupières s’ouvrent comme un volet automatique, en douceur, lentement, sans un bruit. (nouvelle automatisation, ultra-silencieuse). Je mets quand même quelques secondes à imprimer l’image de mon jardin dans mes rétines. Il fait très lumineux. L’herbe me paraît claire et des ronds blancs clignotent dans mon regard. Les tentures de mes yeux s’ouvrent et se ferment. Je plisse les yeux, je les frotte, je bâille, je me lève, je m’étire, me détend.
Tchip ! Tchip ! Tchiiiiip ! L’oiseau s’égosille. On dirait même qu’il m’interpelle. Qu’il me prend en témoin. Qu’il demande mon aide. C’est un merle. Tout noir. Ou presque. Son bec est couleur orange comme une mandarine. Tout comme ses pattes. Perché dans notre arbre mort tout au bout du jardin, à deux mètres cinquante environ de hauteur, il tchippe et tchippe avec force et vigueur. S’il avait pu me montrer du bout d’une aile ce qui le mettait dans tous ses états, je suis sûre qu’il l’aurait fait ! Mais il reste un oiseau. Un vrai oiseau. Alors, il continue à s’égosiller en sautillant parfois sur la branche qu’il agrippe de ses fins et robustes doigts articulés.
Je me mets à sa place, dans sa tête, pas pour de vrai hein, il partirait aussitôt, et je projette mon regard au ras du sol, dans l’herbe haute qui n’a pas été tondue depuis la mi-août. Et là, je la vois ! Je vois ce qui met mon petit merle dans tous ses états : une fleur ! Mais pas n’importe laquelle. Une belle et grande fleur, à la tige longiligne, aux pétales blancs, au feuilles vertes à souhait. L’une des dernières survivantes en cette saison, en cet automne chaud, cet été indien.
La fleur a des formes généreuses, gonflées de trente, quarante ou même cinquante pétales nacrés, doux au toucher. A la belle saison, son cœur d’or fait le régal des insectes butineurs. D’ailleurs, à bien y regarder, on en voit encore certains lui voler autour. Des insectes, des abeilles, des syrphes, des mouchettes. Mais point de papillon. Trop froid, trop venteux pour eux.
Arrêt sur cette observation.
Monsieur le merle hurle toujours. Et il y a de quoi ! Sous ses yeux ébahis, autant que sous les miens, on voit la fleur s’arracher littéralement les pétales ! Se servant de l’une de ses feuilles comme d’un bras et d’une main, elle tire sur un pétale jusqu’à ce que celui-ci se détache de son cœur et tombe à son pied. A chaque fois qu’un pétale s’étale au sol, la feuille en choisi un autre et recommence son manège.
De là où je suis, depuis ma terrasse, je commence à apercevoir un tapis blanc de pétales morts. Intriguée et surtout surprise par ce comportement d’autodestruction, j’avance dans sa direction tout en parlant au merle :
- M’enfin, qu’est-ce qui lui prend à celle-là ? T’as déjà vu un tel comportement ?
- Tchip, tchip, tchiiiip ! me répond-il dans sa langue.
- Ça va, ça va t’excite pas comme ça. J’y vais, j’y vais.
C’est qu’il est exigeant et pressé ce merle !
Quand j’arrive sur le lieu du… crime, oui on peut appeler ça un crime, la fleur suspend son geste, sa feuille-main agrippée a un pétale tout tremblant. Là où il y a un espace, une goutte de nectar goutte du minuscule trou causé par le geste mortel. Il ne lui reste qu’une dizaine de pétales tout au plus ! Elle est plus légère, mais jolie. Je lui en fait la remarque.
- Eh ben jolie demoiselle, que se passe-t-il ? Vos pétales vous font-ils mal ?
- … (évidemment, elle ne me répond pas, avez-vous déjà entendu une fleur parler ?)
Je prends entre mon index et mon pouce, le plus délicatement possible, les pétales arrachés. Un à un, je les dépose au creux de ma main. Ils sont encore doux, mais ont perdu leur éclat.
La fleur n’a plus bougé d’une feuille. Tout doucement, très lentement, sa feuille est redescendue, sans arracher le pétale innocent qui peut enfin souffler. Il est sauvé ! Dans un effort floral, la tige se redresse de toute sa hauteur et affiche un sourire pétalien triomphal. Sa scoliose n’est plus. Sa cambrure n’est plus. Elle est à présent droite comme un i, fière d’être grande et légère comme un souffle de pinson.
Les genoux à terre, je me penche tout à fait pour être à sa hauteur. Elle est peut-être grande pour une fleur, mais ça reste une fleur de maximum trente centimètres de haut !
- Et ben ma cocotte ! Toute cette souffrance pour voir du paysage ? C’est pour ça que tu t’es arraché les pétales ? Pour être plus légère, pour pouvoir te redresser et enfin voir au-delà de la barrière ?
La fleur ne me répond pas et le merle s’est tu lui aussi. Ce dernier n’a pas bougé de son poste d’observation et me regarde la tête penchée, bec bé. Il ne comprend pas ce qu’il s’est passé. J’ai un peu de mal à le lui expliquer, on ne parle pas la même langue et dans le genre têtu, on peut dire que le merle me bat… Il s’ébroue comme s’il devait chasser toutes ces horribles images qu’il a vu, puis s’en va à tire d’aile.


