L’ours colère

Je joue avec Tisser les mots, avec sa proposition numéro 65 :-)

L’ours colère

Dans un hôpital pour enfants, une fillette de 5 ans annonce à l’infirmière du matin venue lui prendre sa température que l’ours colère lui a parlé cette nuit. Il lui aurait dit que c’était bientôt la fin. L’infirmière pense tout de suite que l’enfant délire. S’il est vrai que Charlotte fait un peu de température aujourd’hui, les brûlures à son bras gauche et à sa main droite sont moins vives, la peau pique moins et les plaies deviennent moins laides. L’enfant va même pouvoir bientôt rentrer chez elle, si la fièvre n’est pas annonciatrice d’une infection ou d’un vilain virus.

Pour égayer un peu la salle des grands brûlés, des ours polaires ont été peints sur les murs. L’artiste, un infirmier aux multiples talents, a fait des ours souriants, avec de grands yeux malicieux et des visages ronds. Le peintre les a imaginés dans un paysage de glace avec des icebergs et bonhommes de neige. Les ours sont joyeux, ils font du toboggan sur une petite montagne, des galipettes pour les oursons, ils pêchent le phoque dans un trou de banquise, ils se reposent dans un igloo rigolo… Il y en a même un qui a été construit en 3D : quand on serre sa patte et qu’on dit « bonjour », une petite porte au ventre de l’ours s’ouvre et libère une glace à l’eau au parfum fruité.

Les enfants aiment bien ces dessins, ils pensent un peu moins à leur douleur, surtout quand ils mangent la glace et qu’ils jouent à « cherche et trouve » l’intrus : un ours blanc aux pattes brunes et aux yeux de panda a été dissimulé quelque part.

Charlotte a passé la matinée de la veille dans cette salle de jeux, avec d’autres enfants. Elle a donc côtoyé durant deux heures ces grands mammifères blancs et tout cet univers rafraîchissant.

coloriage oursUn infirmier, celui qui passe le soir et qui lui prend ses derniers paramètres de la journée, arrive. Pendant qu’il prend note de tous les chiffres qui montrent que Charlotte guérit lentement mais sûrement, cet infirmier lui raconte une petite histoire pour l’apaiser et la préparer au sommeil. Lucas, cet homme jovial et dynamique, fait ça avec tous les enfants de son service. Il met un peu plus de temps que ses collègues à faire son travail, mais on ne le rouspète pas, car les petits patients passent de meilleures nuits, plus sereines, plus tranquilles, grâce à lui. Lucas est aussi un artiste, c’est lui qui, quotidiennement, avant de commencer son horaire de nuit, rajoute un petit détail aux illustrations qui égaient son service : une étoile supplémentaire dans un coin, une oreille à un ourson qui est dissimulé derrière un glaçon, une tache brune qui entoure un œil, puis un autre, sur l’ours « intrus », une queue de phoque qui apparaît discrètement dans un nouveau trou sur la glace,… Lucas adore son métier et ne compte pas les heures supplémentaires. Ses journées, et ses nuits, sont variées et bien remplies. Les sourires des enfants valent pour lui les plus belles récompenses.

Alors, quand l’infirmière du jour lui passe le mot sur Charlotte et son ours colère qui lui a parlé la nuit en rêve, Lucas décide de changer son histoire du soir en séance de discussion. Peut-être la petite Charlotte ressent-elle de la colère mais qu’elle n’arrive pas à bien l’exprimer.

— Bonsoir Charlotte. Virginie m’a dit que l’ours colère t’a parlé la nuit dernière ? Peux-tu m’en dire un peu plus sur cet ours ? lui demande-t-il en souriant tout en ôtant son pansement pour vérifier l’état de la cicatrice à sa main.

L’enfant a un regard triste. Voilà près de dix jours qu’elle est là, dans cet hôpital, loin de sa maman qui travaille trop et qui ne sait pas rester avec elle, loin de son papa qui a horreur des hôpitaux et qu’elle n’a pas revu depuis son admission dans cette unité, loin de Igor, son labrador, son meilleur ami, son confident. Alors, d’une toute petite voix tremblante, Charlotte ouvre son cœur à Lucas, cet infirmier sympathique qu’elle voit depuis 5 soirs de suite.

— J’ai un chien, il s’appelle Igor. Avant, j’avais aussi un chat, Gribouille, mais un jour, il est parti et n’est plus jamais revenu. J’ai rêvé de Igor. J’aime mon chien, il me manque. Je veux le revoir.

— Oh ! Je comprends. Igor doit être gentil avec toi. C’est un petit ou un grand chien ? De quelle couleur est-il ?

— Il est grand, maman dit qu’il est un peu gros, c’est comme l’arbre à eau.

— Un arbre à eau ? répète Lucas qui croit avoir mal entendu.

— Oui, l’arbre à eau. Il est blanc, mais pas comme la neige, pas comme un ours colère, il est plus jaune. Mais pas jaune comme de l’or, plus clair.

Lucas ne comprend pas de quelle race est ce chien ni d’où vient cet arbre à eau, mais il pense avoir compris d’où vient l’ours colère.

— Un chien blanc-jaune pâle. Je vois. Un grand chien. Un gentil chien. Mais dis-moi princesse, dirais-tu que Igor est aussi grand qu’un ours polaire ?

— Oh non, les ours colères sont beaucoup plus grands, Igor est plus petit. Igor est un chien. Pas un ours.

— Ah oui, tu as tout à fait raison. Et que faisait Igor dans ton rêve ?

— Il était avec les ours blancs. Il devait retrouver le petit ours qui a les pattes brunes. Car sa maman l’attendait à la maison, dans son igloo. Igor et moi on joue souvent à cache-cache. Il est trop fort. Il est le meilleur. Il me trouve tout le temps. Dans mon rêve, il a tout de suite trouvé l’ours aux pattes foncées. Mais la maman de l’ours, la grande ourse colère, n’était pas contente qu’il était parti. Elle lui criait dessus parce qu’il avait sali ses pattes. Elle lui disait qu’il devait faire plus attention, qu’elle n’était pas là tout le temps pour voir les bêtises qu’il faisait.

Charlotte continuait d’expliquer son rêve avec tant de détails que Lucas comprit immédiatement ce que ressentait la petite fille. Charlotte se sentait coupable d’avoir voulu préparer toute seule le thé du petit déjeuner et de s’être brûlée avec la bouilloire ; elle pensait qu’elle était punie et qu’elle méritait que sa maman ne vienne pas la voir à l’hôpital parce qu’elle avait fait une grosse bêtise. Dans son rêve, la maman ours était en colère contre son petit, car il s’était sali les pattes en tombant dans de la boue.

— Tu sais Charlotte, cet ours blanc aux pattes brunes, il existe vraiment. Et ce n’est pas de la boue qu’il a sur lui. Il est différent, c’est tout.

Lucas expliqua à l’enfant que les prizzlys étaient un mélange entre un ours polaire qui est blanc, et un grizzly qui est un ours brun. P comme Polaire et le reste vient du mot « grizzly ». Un nouvel ours, différent, mais qu’on allait apprendre à découvrir et qu’on aimerait comme les autres. L’infirmier lui montra également que ses bras à elle étaient différents, mais que ce n’était pas pour autant que sa maman ne l’aimerait plus.

A cet instant précis la porte de la chambre s’ouvrit et Elizabeth, la maman de Charlotte, entra avec une petite valise en main.

— Voilà mon poussin. J’ai pu me libérer à mon travail, je viens dormir avec toi, et normalement, on pourra même rentrer ensemble demain ou après-demain à la maison. Ça c’est une bonne nouvelle, non ? lui dit-elle en l’embrassant.

Charlotte ne faisait plus de fièvre et elle sécha très vite ses larmes quand sa maman lui montra sur son gsm une vidéo d’Igor qui dormait sur son lit, dans sa chambre, à la maison. Il l’attendait.

— Un labrador, mais oui évidemment, dit Lucas en se frappant gentiment le front

« Labrador, L’arbre-à-eau… logique, non ? Comme ours polaire, ours-colère, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? » se dit-il en notant dans un petit carnet que le prochain dessin qu’il rajoutera sur un des murs de la salle de jeux sera un arbre dont les feuilles seront des gouttes d’eau.

Sur la page suivante du carnet, Lucas y inscrivit tous les mots qui pouvaient ressembler, phonétiquement à OURS POLAIRE :

ours peau l’air – ours Paul air – bol d’air – colère – plaire – pair – plaie – polar – loir – peau claire,…

A cette allure, Lucas n’avait pas fini d’embellir les murs de l’unité des grands brûlés :-)