Texte de Paul Eric, contrainte empruntée du livre d’Eva Kavian.
Contrainte page 70 : raconter une journée dans l’agenda d’un personnage, avec un moment imprévu… (ce personnage m’a inspiré pour le week-end d’écriture de Stéphane Van Hoecke. Ce facteur, un peu différent, se retrouve dans « mon village ») Un facteur, l’un de mes personnages de mon petit village)
Roland, en ce mardi 19 avril 2016, n’a pas envie de se lever. Pensionné depuis quelques brèves années, il a pris l’habitude de profiter du bien-être qu’il éprouve à rester dans son lit. Avant, il devait se lever tous les jours à 5 heures du matin pour pouvoir être prêt pour la première distribution du courrier. Aujourd’hui, son agenda est quasi vide, le matin, il n’a absolument rien de prévu. Peu avant midi, il devrait, pour s’obliger à sortir un peu et à aérer son esprit, rejoindre son café préféré, celui qu’il connaît depuis qu’il travaille. Même s’il garde cette visite quotidienne dans son planning, c’est davantage pour écouter les ragots et autres rumeurs qui circulent dans son petit village que pour vraiment tisser des liens. S’il mange souvent un petit quelque chose, un croque-monsieur ou une omelette à midi, dans ce même café, il part généralement juste après, car rester trop longtemps fini par user, par fatiguer, par s’énerver.
Il rentre donc souvent sur les coups de quinze heures, à pieds. C’est qu’il est juste à la sortie du village, au bord, à la limite, et à son âge, marcher un kilomètre et huit cents cinquante-trois mètres lui demande presque une heure pleine. Quand il était jeune, il s’amusait à se chronométrer, à comparer, à jouer avec le temps. Il reliait sa petite maison et son café en vingt-sept minutes, parfois même moins, mais il ne s’est jamais pressé.
Ce mardi, il décide donc de refermer les paupières pour un réveil définitif reporté, plus tard.
Ce matin, c’est ce qu’il se disait quand, pour la première fois de cette journée, il a ouvert les yeux. Mais ça c’était avant d’entendre un bruit particulier. Roland avait à peine refermé ses yeux que le glissement d’une feuille l’a alerté. Il connaissait ce bruit, ce chuchotement, ce murmure pour l’avoir tant de fois fait chez les autres. Glisser une enveloppe sous une porte, discrètement, secrètement, il adorait ça. Il s’imaginait alors la tête du conjoint, ou de l’enfant qui découvre l’enveloppe.
Aujourd’hui, maintenant, tantôt, tout à l’heure, ce matin, c’est à lui que c’est arrivé.
A présent, sur cette île, Roland, qui a aussi l’âge d’être grand-père, mais qui ne l’est pas car il est sans enfant, continue à marcher sans se préoccuper de tous ces gens qui sont apparus tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite. Dans sa tête d’ancien facteur, il se remémore chaque indice qui lui permettait d’identifier tous ces voisins, ces habitants, ces destinataires de courriers. Dans sa barbe qu’il n’a plus rasé depuis 10 jours, il sourit d’une bouche édentée. Combien de secrets il a déjà percé rien qu’en observant attentivement les courriers de ses voisins ? Une enveloppe légèrement colorée par ici, une autre parfumée par là-bas, et une troisième décorée d’une belle écriture, fine, onduleuse, précise, calme.
Puis ces petits colis, venant parfois d’un autre pays. Ou ces enveloppes plus grandes, plus lourdes, qui faisaient parfois des petits bruits quand il les secouait. Mais, jamais, il n’a montré qu’il savait. Car, parfois, quand même, il avait des doutes. Ce ne serait pas juste d’accuser à tort… alors, il attendait d’autres indices, d’autres visites, d’autres courriers mystérieux. Et ça ne manquait jamais.
Puis, une nuit, alors qu’il était déjà retraité depuis quelques années, il reçut du courrier. En pleine nuit, oui ! Il était occupé à écrire dans son journal de correspondances quand l’enveloppe a glissé sous la porte. Légère, elle volait presque au ras du sol, poussée par un vent invisible. Chaussé de ses lunettes à double foyer, Roland avait examiné, pesé, reniflé l’enveloppe avant de l’ouvrir avec son coupe papiers préféré, à manche de fausse ivoire représentant, tout au bout, une tête de fouine. Car, oui, malgré toutes ces années à rester aussi discret que possible, le facteur s’était fait une réputation de fouineur discret, silencieux et mystérieux.
Dans cette enveloppe qui ne devait peser guère plus de 25 grammes, un seul feuillet, épais, ligné légèrement, et 4 phrases écrites par une main inconnue de lui, jusqu’ici. Le petit mot, signé « La Fouine », lui donnait rendez-vous à la sortie de son village, le lendemain matin, assez tôt, avant que le soleil ne se lève. Aucune heure n’était précisée, et Roland, toujours curieux, et surtout avide de connaître certains secrets dont la lettre promettait de dévoiler la vérité sur quelques voisins, n’avait pas hésité une seule seconde. La décision de rejoindre « La Fouine » s’était imposée naturellement à lui. Il allait enfin pouvoir terminer son carnet de correspondances, son roman caché. Même si la moitié des villageois qu’il a connu avait déménagé ou étaient morts, révéler des secrets, petits ou grands, a toujours été un rêve qu’il a soigneusement cultivé tout au long de ces années.
Il ne veut pas faire du mal à qui que ce soit, d’ailleurs, il a changé les noms dans ses correspondances, mais voir les gens ahuris, les faire rire, les surprendre, les faire peur aussi parfois, l’excite depuis toujours.
Et le voilà ici, sur cette île, sans un regard pour les autres personnes, en train de cogiter, de faire des suppositions sur le dénouement de certaines histoires passées… il ne sait même pas qui il doit voir, il ne sait même pas quand… mais, et lui, quel est son secret ? Écrire un livre en cachette, tout le monde le fait ou tout le monde peut le faire… Non, Roland, fait partie de ces gens dont l’expression « il faut se méfier de l’eau qui dort » lui colle à la peau.
Lui qui pensait vivre encore une journée ennuyeuse, est ravi à l’idée de celle qui va passer aujourd’hui et peu lui importe où il se trouve. Partout, tout le temps, il y a des secrets, des secrets qui ne restent pas longtemps secret avec lui…