Dépendance affective, l’amour rend aveugle

Elle, c’était la nouvelle compagne de mon père.
Je n’avais pas compris, à l’époque, ce qu’il pouvait lui trouver. Elle n’était pas spécialement belle, ni gentille. Elle avait une odeur très forte, un parfum que mon père appréciait plus que de raison ! Elle ne criait jamais, mais ne m’a jamais prise non plus dans les bras. Elle n’était affectueuse et ne montrait ses sentiments qu’à mon père. À d’autres aussi, mais quand on a 10 ou 12 ans, on ne voit pas les autres comme on les voit à l’âge adulte.
Si elle était quasi transparente pour moi quand on se retrouvait seules à l’appartement, elle avait indéniablement un tout autre visage quand elle était avec mon père. Autant moi je l’évitais, je la fuyais, autant mon père se rapprochait davantage d’elle. Il ne pouvait se passer de sa présence. De la toucher, de la sentir, c’en était écœurant ça en devenait dégradant. Obscène.
Quand il était avec elle, c’était un autre homme. Elle exerçait sur lui une attirance et un pouvoir que moi, enfant, je ne pouvais comprendre. Ni rivaliser.
Il dépendait littéralement d’elle au point de ne plus voir que moi, sa fille, dépérissais sous ses yeux. Plus il était attaché à elle, moins il s’occupait de moi. Plus l’amour qui lui portait grandissait, plus le lien avec moi s’étiolait, se déchirait, se rompait.

Quand il était avec elle, il oubliait les soucis, les ennuis et les problèmes. Elle avait cette capacité à augmenter la confiance qu’il avait en lui, lui donnant une assurance que je ne lui connaissait pas. Quand elle était à ses côtés, plus rien d’autre n’avait d’importance. Il mentait pour elle. Il dépensait sans compter pour elle.
À un point tel, qu’à l’âge adulte, je ne reconnaissais plus mon père. 
Pourtant, d’aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours été là. Très discrète au départ, sa présence ne m’avait jamais dérangée, inquiétée, intriguée.  Elle faisait en quelque sorte partie de ma famille.
Le temps passant, elle a pris de plus en plus de place. Venant de manière plus régulière s’immiscer dans ma vie, dans notre vie, s’imposant à notre quotidien.
Elle lui avait même fait croire que tant qu’elle serait à ses côtés, rien de grave ne pouvait lui arriver. Alors forcement, lorsque quelque chose de terrible m’était arrivé, c’était de moindre importance. Grâce à elle, il allait s’en sortir, lui. Autour de lui, c’était loin. Autour de lui, c’était un autre monde. Une autre réalité. Tant que ça ne le touchait pas directement, le monde pouvait s’écrouler autour de lui, il ne le verrait pas.
Quand on dit que l’amour rend aveugle, c’est pas des salades !

Plus tard, bien plus tard, j’avais appris qu’il l’avait souvent emmenée à son travail. Elle, sa compagne d’un-jour-pour-toujours, avait pu l’accompagner dans les bureaux, mais pas moi, ou alors seulement durant les occasions spéciales telle la fête de Saint-Nicolas ou autre événement de ce genre.
Ce jour-là, j’avais commencé à la voir différemment.
Oh ! Déjà bien avant, j’avais essayé de dire à mon père qu’elle exerçait une mauvaise influence sur lui. Qu’il était dépendant d’elle. Que sans elle, il ne pouvait pas vivre. Mais à ce moment-là, mon petit papa avait déjà changé. Il m’avait répondu,  dans un rire forcé, que j’exagérais, qu’il aimait bien sa compagnie en effet, mais qu’il pouvait très bien s’en passer.
Je me rappelle très bien ce jour où j’ai osé lui faire face et lui dire « papa, tu as un problème avec elle ». J’avais 16 ans. C’était un samedi matin. J’étais venue en vélo depuis l’appartement où je vivais désormais avec ma maman et son second mari, à 7 km de là. Environ 25 minutes à vélo. J’avais peur de sa réaction. Peur de devoir l’affronter ou plutôt de devoir le confronter face à « elle ». Mon petit papa m’avait dit que je ne devais pas m’inquiéter, qu’il gérait parfaitement la situation. Il niait tout en bloc, car sa compagne était là, dans la cuisine, à deux ou trois mètres de nous ! J’étais certaine qu’ils avaient déjà fait des choses ensemble car il avait son odeur à elle, repoussante. Il n’était pas 10 heures du matin, déjà il n’était plus lucide, déjà elle lui avait fait perdre sa tête !

Les années ont passé. 10 ans exactement se sont écoulés. Et alors que j’allais être maman pour la seconde fois, mon petit papa n’avait plus été à son travail. C’était un collègue qui m’avait prévenue. Je téléphonais à mon papa tous les mercredis, à son travail, car il n’avait pas de téléphone dans l’appartement et détestait l’idée (encore maintenant) de devoir dépendre d’un téléphone portable. Ce mercredi-là, depuis mon travail, c’est un de ses collègues qui m’a répondu. Il n’était pas venu au travail ni lundi, ni mardi, ni ce jour ! Il n’avait pas prévenu. Le travail, pour mon petit papa, c’était toute sa vie…

Avec effroi, nous avions constaté que sa compagne avait pris le dessus de sa vie. Non contente d’avoir déjà son portefeuille en contrôle, elle avait voulu avoir la vie entière de mon petit papa à elle.

Il a dû être hospitalisé. Devant le fait accompli, il n’a plus pu nier l’évidence. Il a rendu les armes et a suivi une cure pour être désintoxiqué.

Oui, aujourd’hui, cela fait 16 ans et demi (c’est important) que mon petit papa est sobre, qu’il ne touche plus à sa compagne, ni à aucune autre… bouteille d’alcool !

C’est devenu un autre papa. Avec des pertes de mémoire, avec moins d’assurance, moins de confiance en lui. Un autre papa plus hésitant, plus méfiant, inquiet et stressé tout le temps. À tout bout de champ.
Un autre papa plus aimant, moins distant, plus bavard.
C’est mon papa à moi !

Note sur cette histoire réelle :
C’est aujourd’hui, fin 2023, que je mets par écrit tout ceci. Tout simplement suite à une discussion avec mon petit papa. C’était hier… quand je lui faisais remarquer un autre petit trou de mémoire. Un trou aujourd’hui. Un autre hier. D’autres demain…
La mémoire est exceptionnelle, extraordinaire et complexe à la fois. Mon petit papa n’a pas de trou concernant cet épisode précis, en juin 2007 ! Ou alors seulement sur des détails.
Et alors qu’on lui faisait remarquer ce genre d’absence de souvenir, il nous a répondu « à cette époque, je vivais avec quelqu’un ». J’ai mis un certain temps avant de comprendre. D’ailleurs, pour tout vous dire, je lui ai posé la question : « avec qui ? » Mon petit papa étant un célibataire endurci depuis son divorce en 1983, j’ai eu peur qu’à mon tour, je ne connaisse des trous de memoire…
« Ma compagne, c’était la Bouteille »


Bravo papa, je suis si fière de toi.

🤗