Les disparus de la 58 – 8

Texte de Odile (clic pour lire le début de son texte) et contrainte picorée du livre d’Eva Kavian.

Contrainte page 66 : 5 objets + 1 lieu + 1 personnage

trottinette, lasagne, ampoule, ours, tablier

Rue des 3 filles (coïncidence, j’avais déjà choisi ce lieu et écrit mon texte avant mon atelier d’écriture du week-end passé, et lors de cet atelier, l’animateur, Stéphane Van Hoecke, a aussi choisi ce lieu ;-)  )

Jean, grand-père de 3 fils, cultivateur

Jean, ce grand-père de 3 fils et cultivateur de profession, arrête de pédaler. Le guidon encore entre les mains, il pense qu’il s’est perdu. Il roulait sans réel but, il était entré sur ce chemin, au bout de son champ, qui devait le conduire au village le plus proche, puis, plus loin, dans un autre champ, un autre village, plus grand, presque une ville. Il devait traverser toute une forêt, puis normalement, le champ du voisin commençait derrière l’église. Mais il n’est jamais sorti de la forêt. Il a dû prendre le mauvais chemin de terre… et le voilà ici, il ne sait pas où, sauf qu’il est dans la rue des 3 filles, mais ce n’est ni son village, ni le champ du voisin. D’un geste sûr, du bout du talon, il ouvre le pied de son vélo. Il penche son moyen de transport de façon à en sortir sans se casser la pipe. Puis, il s’accroupit, gratte le sol de ses mains rugueuses et sèches, brunies par la terre. Le sol n’est pas trop sec, il parvient à récupérer un peu de matière, de la terre mélangée à un genre de sable légèrement rose. Entre ses doigts experts, il frotte le sable, il défait la terre. Il réfléchit, que pourrait-il bien faire pousser ici ? Des patates ? Du colza ? Des plantes grasses ? Il hésite. Il se retourne et constate que la forêt, derrière lui, est luxuriante, en bonne santé. Il a toujours rêvé de vivre un moment en pleine forêt. Pourquoi pas ici ?

Cédric, son deuxième garçon, l’a toujours prit pour un illuminé. Jean se souvient de son enfant quand il avait 15 ans, même pas adulte, à peine un adolescent boutonneux, irrespectueux et grossier. Il l’avait toisé d’un regard mauvais et avait dit à son père « t’as un grain de folie planté dans ton cerveau, il germe tout doucement, et dans même pas 10 ans, tu seras bon à être enfermé en psychiatrie. » Ces mots avaient glissé sur lui, il n’avait pas prêté attention à ce garçon différent, né grand prématuré, qu’il a fallu réanimer à la naissance. Jean avait tout fait pour lui, peut-être même un peu plus que pour les deux autres. Parce que justement, il était différent, il avait déjà eu tous ces problèmes bébé. Et contre toute attente, Cédric avait grandi normalement, sans séquelle physique ni mentale, si ce n’est un caractère d’ours mal léché et d’une brusquerie sans nom pour son petit frère. Même père, même mère, mais 3 enfants, 3 fils tout à fait différents.

Aujourd’hui, il était fatigué d’avoir fait comme si de rien n’était durant toutes ces années. Grand-père 5 fois, il avait tant espéré que Cédric devienne père à son tour pour le voir changer, pour espérer recevoir un peu d’amour de ce fils particulier. Il avait même étudié les langues, l’allemand, mais aussi l’anglais, le russe, et l’italien au cas où son fils voyageur ramènerait avec lui une fille de ces pays. Mais rien n’y faisait. Alors, un jour, il a décidé qu’il était temps pour lui de partir, de voir autre chose que son champ et cultiver autre chose que cet espoir voué à l’échec.

Jean s’apprêtait à retourner dans la forêt pour commencer à ramasser le nécessaire pour la nuit quand une délicieuse odeur de lasagne lui fit lever la tête du côté opposé. Il avait faim, il s’en rendit compte avec ce délicieux fumet qui titillait son nez. Sans réfléchir plus longuement, il reprit sa marche en suivant le chemin du parfum invisible. Après deux heures de progression sur cette île, Jean se surprit à se demander pourquoi il continuait à marcher de la sorte, sans but précis, il avait complètement oublié la lasagne, et même sa faim qui à présent pourtant se manifestait par de gros bruits au niveau de son ventre vide. Le soir arrivait, il devait s’arrêter. Il ignorait tout de l’endroit où il se trouvait, ne savait pas quel danger pouvait surgir dans la nuit. Il voulu faire demi-tour pour revenir dans la forêt, mais droit devant lui, se dressait un immense arbre. Il était si grand qu’il était persuadé que toute sa famille réunie n’aurait pas suffit à faire le tour du tronc avec leurs bras. L’image de sa petite-fille s’amusant à faire le tour de ce tronc en trottinette le fit sourire.

Peut-être que l’arbre cachait la forêt, une autre, encore plus fournie, plus fertile, plus accueillante que celle qu’il venait de quitter ? Il n’avait jamais autant marché de sa vie et des ampoules naissantes à ses talons le guidèrent vers cet objectif : l’arbre gigantesque.

Arrivé tout près, marchant sur quelques racines épaisses et tordues qui crevaient le sol, Jean s’écroula le dos contre l’écorce lisse et légèrement chaude et ôta ses souliers fumants. Une bonne inspiration réveilla le désir d’enfourner quelque chose dans sa bouche. Mais il n’avait plus le courage de faire le moindre pas pour chercher pitance. Tête baissée, yeux fermés, joues gonflées par un soupir sur le point d’exploser, Jean ne vit pas le tablier descendre lentement, emporté par un vent nouveau. Ce n’est que lorsqu’il se persuada de faire un dernier effort pour se nourrir qu’il vit le tissu orange flotter sur la dernière branche, la plus basse, située à une hauteur de géant, impossible pour lui d’attraper. Alors qu’il allait baisser complètement les bras, une force hors du commun le tira en arrière. Jean se retrouva à nouveau collé sur le tronc de l’arbre. Plié en deux, l’arbre fit descendre un bras noueux, habillé par des feuilles tordues de chêne et la main ainsi parée agrippa le grand-père par ses bretelles, le souleva du sol et le déposa à califourchon sur un autre bras, celui qui tenait fermement le tablier. D’abord surpris puis amusé de la situation, Jean remercia de vive voix l’arbre et lui demanda s’il n’avait pas par la même occasion quelque chose qu’il pouvait se mettre sous la dent. Aussitôt demandé, si poliment, aussitôt exaucé. Dans la poche du tablier, Jean y trouva une sorte de spaghetti fin et souple qui goûtait la noisette.

Après avoir encore remercié l’arbre, il se demanda combien de vœux il allait pouvoir demander…


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Auteur : ecrimagine

La lecture, l'écriture, la photographie et l'observation de la nature, sont pour moi de bonnes sources d'apaisement, de relaxation, d'imagination, d'évasion, de partage, de découverte,...

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